Loi Asap : un message… et des silences

  • 10/12/2020
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"La confiance n'exclut pas le contrôle"
Lénine

« On a augmenté le seuil des marchés publics sans formalité. Cela ne veut pas dire "absence de mise en concurrence", mais "absence de complexité dans la mise en concurrence" ». C’est ainsi que la ministre déléguée Agnès Pannier-Runacher s’est réjouie, à l’occasion des Universités des achats 2020, organisées par le Conseil national des achats (CNA), de la publication au Journal officiel du 8 décembre de la loi pour l’accélération et la simplification de l’action publique (ASAP). A vrai dire, c’est bien selon ce mode de pensée que le Conseil constitutionnel a validé l’intégralité des dispositions commande publique de la loi (relire "Loi ASAP : le feu vert du Conseil constitutionnel") : "en ces temps compliqués, faisons simple".

La rédaction d’achatpublic.info a, dans un premier temps, présenté les principales mesures de la loi (relire "Loi ASAP : les 10 points-clés "commande publique""). L'heure est désormais à son analyse, par le monde de la commande publique (lire "La loi ASAP simplifie la commande publique. Quoique…" et "Collision entre la loi ASAP et le code de la commande publique sur la modification des contrats").
 

Pari perdu

Beaucoup avaient parié sur la censure de la disposition relative au seuil… pardon, au "critère" d’intérêt général pour passer des marchés sans procédure ni publicité. Là, le Conseil constitutionnel s’est abrité derrière l’urgence et la confiance aux acheteurs publics. Dans le feu de l’action, nous écrivions, en substance  : « et bien soit, puisque que nous sommes dans l’ère de la confiance envers l’acheteur publique, laissons le œuvrer en pleine conscience ; admettons que le code de la commande publique subisse une belle cure d’amincissement. Déréglementons, et ayons pour seule bible l’article L. 3» (relire "Commande publique : la loi Asap passe sans casse !").
Ce sera donc aux tiers, aux candidats évincés et au contrôle de légalité (ce qu’il en reste) de saisir le juge pour vérifier, a posteriori, que les principes fondamentaux de la commande publique ont été respectés. Une formule pour le dire : une dérèglementation de la commande publique au profit de sa juridiciarisation "à l’américaine", faisant la part belle à l’action contentieuse pour faire respecter le droit. D’autres, plus taquins, diront « on entre dans le règne du" pas vu pas pris" » (relire "Le cerbère de l’Achat public" et "Prise illégale d’intérêt : "Pas vu... pas pris" ?").

L’association des acheteurs publics (AAP) a rapidement réagi : c’est un tour de passe-passe pour « sauver certains secteurs en difficulté (…) rien ne garantit à l’acheteur public que l’interprétation de l’intérêt général soit la même pour le préfet qui exerce le contrôle de légalité et pour le juge, en cas de contentieux ; risque contentieux dont l’acheteur pourrait se préserver » (…) « la bonne foi des acheteurs publics pourrait être exposée à une condamnation pour favoritisme en cas de lecture restrictive de l’intérêt général (…) ... à utiliser avec parcimonie ».
 

« Une demi bonne idée »

Pragmatique, maître Nicolas Charrel explique régulièrement dans nos colonnes que, de toute façon, un seuil, c’est toujours une « demi-bonne idée ». Explication : si l’acheteur public doit désormais sur se focaliser désormais sur le besoin à satisfaire et sur  le suivi de son marché, dans l’intérêt de la préservation des deniers publics, nul besoin de seuil, ou de toute procédure"standard". Et surtout... qu’est-ce qui justifie un seuil, plutôt qu’un autre ?
L’idée du gré à gré selon l'objet du marché fait son chemin, s’agissant par exemple des marchés alimentaires (relire "Gilles Pérole : l’exception alimentaire en ligne de mire"). Poussons la logique plus loin : en lançant un seuil pour les marchés innovants à 100 000 euros : n’était-ce pasen soi  une contradiction ? (relire "Achat innovant : les embûches du décret de Noël" ; "Et si on reparlait d’innovation et de commande publique ?" et "Achats publics innovants : comment juridiquement définir le caractère innovant d’une solution ?"). Pousser à l’absence de formalisme et de procédures "lourdes", c’est donner priorité à l’innovation, à la souplesse. Mais en quoi " une innovation à 100 001 euros" devrait alors subir ces excès de juridisme tant honnis ?
 

Eloge de la simplicité

La loi ASAP serait avant tout un message : "Lancez-vous !". Mais un message, pour être efficace doit être simple. Par sûr que la loi le soit. D’abord, comment s’articule le nouveau régime des circonstances exceptionnelles avec les régimes existants (lire "Collision entre la loi ASAP et le code de la commande publique sur la modification des contrats"). S’il faut prôner la simplicité, pourquoi se lancer dans un" critère/seuil" aux contours encore abscons, alors que la liberté contractuelle  devrait en théorie prévaloir (relire "Covid-19 et contrat public : et si on laissait la place à la liberté contractuelle ?") ?
 

Les silences de la loi 

Approfondissons encore. Si la loi ASAP est plus une "loi à messages" pour une dérèglementation assumée, pourquoi ne pas avoir repris aussi les deux autres thèmes qui sont ressortent de la crise économique : l’achat local et l’obligation de clauses environnementales dans les marchés publics ? Alors oui, les mots ont un sens, voire une connotation à soupeser prudemment : "achat local", ou "localisme", cela sonne moins bien qu’"achat stratégique". Mais il est vrai que là, on touche à un tabou du droit européen...
Autre poussée forte qui n’est pas retranscrite dans la loi : les clauses environnementales. Etonnant ! Même si le débat est encore ouvert (relire "Une clause environnementale obligatoire ? C’est risqué, de vouloir inscrire une pétition de principe dans le code !"), les acheteurs y sont prêts sur le principe et les « initiatives terrain » ne manquent pas (relire "Clauses vertes : faites votre marché !" et "Bientôt des clauses vertes mises gratuitement à disposition des acheteurs publics").

Un début d’explication : un message efficace est un message court. D’autant plus que ces "non-dits", silences ou "impasses" de la loi ASAP pourraient s’examiner à l’occasion de la réforme des CCAG. Mais attention : en avril 2021, il sera peut-être plus difficile d’arguer de l’Urgence pour faire "vite et simple".

 
Jean-Marc Joannès