La bienveillance de l’acheteur public a ses limites

  • 15/07/2021
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"Traiter tous les hommes avec la même bienveillance et prodiguer indistinctement sa bonté peut tout aussi bien témoigner d'un profond mépris des hommes que d'un amour sincère à leur égard"
Friedrich Nietzsche


Avec la crise, on incite l’acheteur public à aider les entreprises. Avec la pénurie et la hausse des prix matières premières, on l’enjoint à faire preuve d’encore plus de souplesse envers ses prestataires. C’est l’acmé de la commande publique au soutien de la relance (relire "Juridique, économique… et bientôt « bienveillante », voici la nouvelle commande publique !").

Des demandes récurrentes (relire "Pénurie de matières premières : le Gouvernement en appelle aux acheteurs publics" ; "La flambée du cours des matières premières mènera-t-elle vers de nouveaux assouplissements du code de la commande publique ?" ; "Difficultés d’approvisionnement et hausses de prix : les précisions et recommandations de la DAJ" et "Pénurie de matériaux : la FFB en appelle à la théorie de l’imprévision") qui pourraient déstabiliser cet acheteur public (relire "Hausse des prix des matieres premieres et agilite contractuelle : on frappe une nouvelle fois a la porte de l'acheteur") que l’on a pourtant formé en lui rappelant sans cesse qu’il est le garant de la bonne utilisation des deniers publics, à la recherche d’un achat toujours plus efficient…

Le soutien aux entreprises commence à être examiné à la loupe. Pour l’instant, la Cour des comptes ne tique pas trop. Mais relève que les soutiens aux entreprises ont souvent été réalisés via la commande publique. « Certaines collectivités ont augmenté leurs avances sur marchés au-delà du seuil des 20 %. Par ailleurs, les collectivités ont aussi engagé le paiement sans certification du service fait. D’autres collectivités ont choisi de soutenir leurs commerces de proximité par l’achat direct de denrées alimentaires distribuées ensuite aux habitants, distribution de bons d'achats à destination des commerces locaux dont une partie de la valeur a été prise en charge par la ville » (relire "La Cour des comptes examine les impacts de la crise covid sur la commande publique locale").
 

Caricature

Ne nous attardons pas sur les situations atypiques, comme cette affaire dans laquelle un maire a fait pour son compte personnel, une lecture caricaturale du proverbe "charité bien ordonnée commence par soi-même". Le maire a des intérêts et un pouvoir d’influence dans deux entreprises candidates à un marché de reconstruction du groupe scolaire de sa commune. Point de déport ! Au contraire, assistant au conseil d’administration de l’une d’entre elles, il tente d’user de son influence pour éviter un référé précontractuel (relire "« Là où il y a de la gêne… » : le maire avait des intérêts ou une influence dans les deux entreprises candidates").

Ne revenons pas non plus sur ces assauts répétés, souvent menés par les parlementaires, contre le code de la commande publique qui nuirait, par sa rigidité, à la relance des entreprises françaises (lire "Entreprises biotech : « Mais pourquoi l’Ugap ne fait-elle pas jouer la préférence nationale » ?" et "Restauration collective : l’achat local à la rescousse du durable. « Oui… mais il y a le code »").
 

Les MARD n’y font rien

Mais le juge veille aux excès de bienveillance. Anthony Bron (avocat - cabinet Jeantet) rappelle cette semaine la portée de l’interdiction de renonces à des intérêts moratoires pour retard de paiement (lire "Même dans le cadre d'une transaction, impossible de renoncer aux intérêts moratoires pour retard de paiement") : c’est tout simplement une règle d’ordre public... y compris dans le cadre d’une transaction. En outre, par principe, une transaction n’est considérée comme licite que lorsque les parties ont effectivement consenti à des concessions… réciproques. Points de libéralités !
Maître Bron rappelle aussi que cette rigueur est en réalité très protectrice pour les cocontractants de l’administration : « le caractère intangible des intérêts moratoires tend à inciter, très fortement, les administrations à procéder au paiement des prestations réalisées par leurs cocontractants dans les délais imposés par les contrats ou les textes applicables. »
 

Un impératif de réciprocité

Le juge contrôle aussi qu’une transaction obéît à l’impératif de réciprocité. Par exemple, dans cette affaire jugée par la CAA de Paris, un conseiller municipal attaque le protocole transactionnel signé par la commune de Drancy avec une entreprise, laquelle prévoit l’abandon des pénalités de retard. Il considère que cette remise gracieuse des intérêts légaux acquis par la commune constitue une libéralité illicite, qui n'offre aucune compensation.
Mais la CAA de Paris a une visionlarge : certes, cette facilité a été accordée pour éviter le risque d'une insolvabilité de l’entreprise dans un contexte de difficultés financières l'exposant à un risque de dépôt de bilan. Elle y trouve aussi une contrepartie liée à la situation financière de la commune : « la compensation des dettes et des créances dans le cadre de l'accord de transaction, permettait à la commune de ne pas acquitter immédiatement la somme de 98 760,27 euros dont elle était redevable et de préserver sa trésorerie » (lire "Contestation de la signature et du principe d’un protocole transactionnel").
 

« Un programmateur, pas un cost-killer »

Alors certes, il est logique de considérer que le maintien du tissu industriel, et donc de ses prestataires, est de l’intérêt de l’acheteur public. C’est le sens des appels répétés du Médiateur des entreprises auprès des acheteurs à trouver un équilibre entre préservation des deniers publics et comportement de "cost-killer"(relire "Accrochages entre cocontractants et ruptures brutales : comment réagir ? Vite, le Médiateur !" et "« Rebondir avec les marchés publics » : une "édition spéciale" du guide des marchés publics de la DAJ").

C’est aussi tout l’intérêt d’initiatives comme celle de Alliade Habitat, qui organise des rencontres physiques avec les entreprises spécialisées dans le marché de la propreté sous forme d’ateliers. C’est en amont du sourcing : l’acheteur vérifie que ces attentes sont en adéquation aux capacités de ses éventuelles prestataires (lire "Rencontrer les entreprises pour confronter ses exigences et plus encore !").

On retrouve en filigrane les vertus de la programmation des achats, un "essentiel" qui n’est pas inscrit dans le code de la commande publique, mais qui est au cœur de la mission de la personne publique (relire "Le métier d’acheteur public, c’est aller au-delà des textes tout en restant dans le texte").

Là, il ne s’agit plus d’aider à travailler, mais de veiller à travailler ensemble.

 
Jean-Marc Joannès