Transparence : opacité et arrogance au plus haut sommet de l’Etat

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"La seule chose plus dangereuse que l'ignorance est l'arrogance"
Albert Einstein



Le timing était parfait, ce jeudi 20 janvier. Quelques heures avant que la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire ne rende public son rapport d’information sur la mission d’information relative aux différentes missions confiées par l’administration de l’Etat à des prestataires extérieurs (« outsourcing »), le Premier ministre se fend d’une très belle circulaire dédiée (lire "Le recours aux conseils extérieurs désormais sous étroite surveillance").
 

Un rapport protéiforme… mais "modèle sulfateuse" 

Le rapport parlementaire en question a beau tenter d’y mettre les formes, le constat reste sévère (lire "Un rapport parlementaire invite à repenser la légitimité du recours à l’achat public"). La question principale, l’ "outsourcing" n’est pas la seule abordée. Le rapport formule de nombreuses recommandations sur l'achat public avec, pêle-mêle, le renforcement du recours aux achats innovants, une remontée de seuils Mapa, l’assouplissement des conditions de modification d’un marché en cours d’exécution. Au passage, l’Ugap se prend une "balle perdue" : « un gain de temps discutable, des prix supérieurs à ceux pratiqués par ailleurs, une qualité de prestations pas toujours vérifiée… »

Cela étant, les parlementaires ne se montrent pas vraiment tendre avec le recours aux cabinets de consultants, même s’ils soulignent l’« apport pourtant indiscutable » de ces marchés, en matière d’expertise, de "scalabilité" par l’industrialisation des process apportée et enfin de benchmarking. Ces marchés sont cependant frappés d’une « asymétrie informationnelle » et les prestations rendues sont régulièrement considérées comme des «alibis et cautions» à des décisions entérinées : « les conclusions des consultants ne seraient alors qu’une reprise de recommandations déjà formulées en interne, mais mal assumées ».
Pour le Gouvernement, il fallait donc réagir vite :pour mémoire, là, on touche aussi à la gestion stratégique de la pandémie ! 
 

Circulaire en catastrophe

La circulaire anticipe les conclusions du rapport parlementaire, dont elle fait siens "par avance" certains constats et recommandations. Elle est surtout relayée, médiatiquement, en amont. Amélie de Montchalin explique dans "L’obs" que l’Etat baissera de 15 % ses dépenses auprès des cabinets de conseil. « Avant même que cette commission ne soit mise en place, nous nous apprêtions avec le Premier ministre à publier une nouvelle doctrine sur la manière dont l’Etat doit ou non s’appuyer sur les cabinets de conseil. Sur ce sujet, nous sommes guidés par le seul souci de l’efficacité et du bon usage de l’argent public » déclare la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques. Un bel effort pour anticiper une potentielle crise médiatique qui serait fort malvenue… Mais la circulaire y suffira-t-elle ?
 
Le Premier ministre, dans cette circulaire n° 6329/SG du 19 janvier 2022 rappelle que « la sélection des fournisseurs de prestations intellectuelles repose exclusivement sur le respect des règles de la commande publique ». Il fixe aux minitères et administrations centrales des quotas et précise des "règles d’engagement" pour recourir aux prestataires extérieurs : l’administration doit au préalable démontrer qu’elle ne dispose pas des moyens ou compétences nécessaires, avec pour objectif (en effet, donc) une réduction de 15 % de l’outsourcing.
Une circulaire assurément bien intéressante. Le Premier ministre a jugé nécessaire de rappeler les "basiques" d’un achat public bien ordonné : définition du besoin ; évaluation des qualités des prestataires retenus ; pilotage ; évaluation, etc… Bref, tout ce que l’Etat exige par ailleurs d’un acheteur public professionnel.
 

Suspicion

De quoi en réalité, susciter l’incompréhension ou, en tout cas, une forme de doute. Parce que le phénomène n’est pas nouveau. Il a même déclenché la polémique à l’occasion de la gestion de la crise sanitaire. En février 2021, la Commission des finances de l'Assemblée nationale s’était penchée sur la question (relire "Recours aux cabinets de conseils par le Gouvernement : les derniers montants connus"), estimant que 28 contrats ont été signés entre mars 2020 et janvier 2021 pour un total de 11,353 millions d'euros, et avec sept cabinets de conseil dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire liée au covid-19.
Au Parlement, les questions ont fusé (relire par exemple "L’externalisation des missions de conseil au Gouvernement en question" pointant une véritable inquiétude : « L'appel à des cabinets privés laisse entrevoir le fait que l'État puisse demain pleinement sous-traiter ses fonctions de décisions à des sociétés de conseil. Bien loin de ce que l'on attend d'un État stratège. » Une inquiétude infondée ? Pas sûr : la circulaire du 19 janvier précise bien, parmi ses "recommandations", « que les agents du service (ayant recours à des cabinets extérieurs) sont intégrés à l’équipe projet afin de garantir les transferts des compétences et la capitalisation des connaissances».
 

Arrogance et incurie

Cette affaire « outsourcing d’Etat », présente un double risque.
D’une part, une incompréhension : s’il s’agit, pour ce Gouvernement comme pour les précédents, de fustiger la place prépondérante des très hauts fonctionnaires en France, on comprend mal, en effet, que les fonctions « stratèges » de l’Etat, doivent en conséquence être externalisées.
D’autre part, une suspicion accrue d’arrogance confinant au sentiment d’impunité : si externalisation de prestations intellectuelles stratégiques il doit y avoir, on comprend mal pour quelles raisons elle pourrait échapper au respect des règles élémentaires de la commande publique.

Au passage, ayons une pensée émue pour cette entreprise, non soumise au CCP, qui décide cependant de l’appliquer. Elle se fait reprendre par la CRC Nouvelle Calédonie qui regrette que des prestations importantes ont été commandées … sans mise en concurrence (lire "Quand le code de la commande publique inspire le processus achat d’une société").

Revenons à l'Etat. Certes, la circulaire affirme que l’Etat va repartir du bon pied. Mais, question timing... c’est raté ! Le rapport de Transparency International, rendu public le 25 janvier, pointe la France, qui, dans sa lutte contre la corruption et pour la transparence, fait du surplace depuis dix ans (lire "Lutte contre la corruption : "la France à l’arrêt""). De quoi renforcer encore la suspicion sur l’attribution de ces marchés de prestations intellectuelles par les plus hautes instances de l’Etat.
 

"Par-dessus le marché"

"Par-dessus le marché" (si l'on peut dire...), l’affaire des sondages commandés par l’Elysée renforce ce sentiment de hautes instances de l’Etat se plaçant d’elles-mêmes hors code de la commande publique. L’ex ministre de l’Intérieur Claude Guéant, dans l’affaire des sondages de l’Elysée, a été condamné le 21 janvier à huit mois de prison ferme (décision contre laquelle il fait appel). De façon générale, le tribunal correctionnel de Paris a très sévèrement jugé « la légèreté avec laquelle l’Élysée s’était affranchi des règles de la commande publique». Le procureur étant amené à affirmer que « Le code des marchés publics (…) s’appliquait évidemment à la Présidence de la République française ». Et signale la « désinvolture coupable de hauts fonctionnaires acceptant de signer des contrats dont ils connaissaient l’illégalité ». En clair, la « carrière éblouissante » des plus hauts élus et des plus hauts fonctionnaires ne saurait leur permettre de « se retrancher derrière une quelconque méconnaissance du droit de la commande publique ». Cinglant.
 

Atteinte à la réputation des acheteurs publics

Le plus dommageable, dans ces affaires, c’est qu’elles discréditent l’achat public. Quand le plus " haut sommet" de l’Etat est atteint, il est facile de voir dans toute la commande publique une somme de grands principes qu’il est aisé, si ce n’est commun, de contourner.

C’est donc mettre à mal l’analyse, pourtant bien étayée, de l'Observatoire SMACL des risques de la vie territoriale et associative. Cette nouvelle édition (lire "Commande publique et condamnation pénale : fantasme ou réalité ?" montre que décidemment, "les chiffres sont têtus" : il n’y a pas davantage d’élus ou de fonctionnaires condamnés. La tendance est même à la baisse. « La grande majorité des 577 458 élus de la République sont des conseillers municipaux exerçant leur mandat à titre bénévole dans de toutes petites communes et qui n’ont ni l’esprit de la corruption ni les pouvoirs suffisants pour commettre de tels faits. Par ailleurs, seule une infime partie des élus, bien souvent détenteurs de pouvoirs exécutifs ou de fonctions nationales, relève de ce qu’il est permis d’appeler "la délinquance en écharpe" ».

Il est donc bon de le rappeler : les "plus hautes autorités de l’Etat" ne sont donc ni exemplaires, ni (heureusement) représentatives...