Commande publique : « Couvrez cette primauté, que je ne saurais voir ! »

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"Il y a quelques rencontres dans la vie où la vérité et la simplicité sont le meilleur manège du monde"
La Bruyère



On a beau se tortiller dans tous les sens, la commande publique est d’essence communautaire. Les candidats à l’élection présidentielle peuvent s’en insurger, promettre de faire plier le droit et obliger la commande publique à privilégier les entreprises nationales, voire fermer "nos" marchés publics à la concurrence européenne… Pour l’instant, on n'en est pas là ! Les juridictions nationales, au-dessus de la mêlée médiatico-politique, elles, appliquent le droit. Mais, parfois, à l'issue de certaines circonvolutions et non-dits.
 

Mode d’emploi

Premier exemple récent, à propos des accords-cadres sans maximum (lire notre dossier "Accord-cadre : sans minimum, sans maximum… mais aussi sans limites ?"). Dans une décision du 18 janvier (lire "Le Conseil d’Etat précise la fin des accords-cadres sans maximum") le Conseil d’Etat « entérine » la décision de la Cour de justice de l‘Union européenne du 17 juin 2021 "Simonsen & Weel A/S (aff. C-23/20 – relire "La CJUE sonne le glas des accords-cadres sans maximum"). L’arrêt reste cependant de portée pratique : il précise l’application dans le temps des effets de l’interdiction communautaire, jugeant qu’il n’existe pas d'application différée dans le temps de l’interdiction de faire un accord-cadre sans maximum, puisque la décision "Simonsen & Weel A/S ne l’envisage pas, s’agissant des accords-cadres passés dans le champ de la Directive. Là, le juge national livre le mode d’emploi de la décision communautaire.
 

Esquive


Parfois, les décisions du Conseil constitutionnel laissent dubitatif, voire pantois. Il ne s’agit pas là (qui s’y autoriserait ?) de critiquer leur sens ou leur insondable profondeur. Mais le béotien en matière de jurisprudence constitutionnelle y trouve un important gisement d’étonnement. Regardons de plus près la décision du 28 janvier 2022 (lire "L’exclusion des procédures de passation n’est pas une "sanction"). C’est une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la Chambre criminelle de la cour de cassation (relire "L’interdiction de soumissionner à l’épreuve du juge constitutionnel") et au final, une décision de non-lieu à statuer. Autrement dit, le Conseil constitutionnel a estimé que la question posée par la Cour de cassation n’avait de sens, ou d’intérêt.

Mais il s’agit de commande publique, alors ne boudons pas notre plaisir !
En jeu, la conformité à la Constitution des articles L. 2141-1 et L. 3123-1 du code de la commande publique en vertu desquels certaines condamnations pénales peuvent donner lieu à une exclusion automatique des procédures de passation des marchés publics et des concessions, sans même que le juge pénal ne soit amené à la prononcer.

La CJUE avait déjà grondé sa France (relire "Interdictions de soumissionner : la France se fait taper sur les doigts par la CJUE"). Le Conseil d’Etat avait su en tirer les conséquences (relire" Concessions : le Conseil d'Etat entérine l'interdiction d'exclusion automatique des candidats condamnés"). Sans solliciter le Conseil constitutionnel, il avait posé une question préjudicielle à la CJUE en juin 2019 et pris sa décision en conséquence le 12 octobre 2020 (CE 12 octobre 2020, Société Vert Marine, req. n° 419146). Il faut dire que la décision de la CJUE 11 juin 2020 "Vert Marine SAS" est assez limpide : elle considère non conforme à la directive la disposition française d’automaticité de l’exclusion d’un candidat condamné par un jugement définitif.
 

Circonvolutions

Alors on comprend mal les circonvolutions du Conseil constitutionnel.
Pour juger qu’il n’y a pas lieu à statuer, il aurait pu s’en tenir à la jurisprudence communautaire, et expliquer que cela a déjà été jugé. Mais non.

Il explique qu’il n'est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d'une directive ou des dispositions d'un règlement de l'Union européenne. Mais n’est-ce pas s’interdire le contrôle de constitutionnalité d’une éventuelle sur transposition de directives ? Ah oui : il y a un " effet écran" de la Constitution….

Deuxième argument : « les dispositions contestées (les articles L. 2141-1 et L. 3123-1 du code de la commande publique) qui n'ont pas pour objet de punir les opérateurs économiques mais d'assurer l'efficacité de la commande publique et le bon usage des deniers publics, n'instituent pas une sanction ayant le caractère d'une punition.» Allons bon. Certes, tout dépend de quel côté de l’achat on se place. Mais on ne m’ôtera pas de l’idée, quand même, que pour une entreprise se voir interdire de soumissionner, c’est une sanction. ...

La réalité du fondement de la décision de non-lieu à statuer se niche au considérant 8 de la décision : « Ces dispositions se bornent ainsi à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de ces directives. » On aurait pu gagner un peu de temps on s’y rendant directement. Après tout, ce aussi ce que l'on apprend dans les cours de première année de droit : l’applicabilité directe des dispositions communautaires claires et précises…
 

Un non-dit et une attente

Cela étant, la CJUE, le Conseil d’Etat, la Cour de cassation et, indirectement, le Conseil constitutionnel reconnaissent qu’il y a un problème, probablement de surtransposition ou de une transposition « incorrecte », ou « incomplète » (au choix ou selon votre humeur) avec ces articles L. 2141-1 et L. 3123-1 du Code de la commande publique.

Une "invitation directe" au législateur français à reformuler (et à éclaircir au regard du droit européen) ces dispositions, aurait été la bienvenue. Certes, la séparation des pouvoirs s'y oppose. Mais le message est là. Il faudra bien que le législateur français se saisisse du problème.

D’abord pour éviter des exclusions automatiques préjudiciables au contentieux ; mais aussi pour établir clairement que le pouvoir adjudicateur, ne pouvant se fier à la rédaction actuelle du code, doit analyser au cas par cas tout opérateur économique entrant dans le champ des conditions énumérées aux articles L. 2141- 1 et L. 3123-1 du Code de la commande publique avant de décider toute interdiction de soumissionner.

Dans la commande publique, décidement, rien ne doit être "automatique"...