L’achat public, au nom de la présomption d’innocence pénale ?

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« La simplicité affectée est une imposture délicate »
François De La Rochefoucauld



Dimanche 27 mars, Emmanuel Macron se tient manifestement sur la défensive. Le journaliste de France 3 le titille sur le recours excessif par l’Etat aux cabinets de conseil (relire aussi "Recours aux cabinets de conseils : « un phénomène tentaculaire néfaste à la bonne utilisation des deniers publics »" - "Le recours aux conseils extérieurs désormais sous étroite surveillance" et "Transparence : opacité et arrogance au plus haut sommet de l’Etat").

Agacé, le président/candidat lance en rafale : « Il n’y a aucun contrat qui est passé dans la République sans qu’il respecte la règle des marchés publics : mise en concurrence, transparence, responsabilité de celles et ceux qui signent… » ; « On a l’impression qu’il y a des combines, c’est faux. Il y a des règles de marchés publics. La France est un pays de droit » ; « Que quiconque a la preuve d’une manipulation mette le contrat en cause au pénal » ; « S’il y a des preuves de manipulation, que ça aille au pénal ! ».
Il mentionne au passage "l’article 40", c’est-à-dire l’article 40 du code de procédure pénale, aux termes duquel "Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. "

Sur les réseaux sociaux, cela réagit : « Le "qu'ils viennent me chercher" volume 2...» ; « Heureuse de l'apprendre ! » ; « À imprimer et encadrer »; voire même « Quelqu'un pour dire au PR que le 1er avril c'est dans 5 jours et non aujourd'hui ?». Les pompiers de service interviennent (lire "Externalisation des missions de conseils : Cendra Motin tente d’éteindre l’incendie").

De part et d’autre, cela sent l’agacement… Les propos révèlent de fait une conception binaire et "en même temps" angélique de l’achat public et du contrôle de l’utilisation des deniers publics.
 

"Pas vu, pas pris ?"

Si on cherche à comprendre, tant que le juge pénal n’a pas été saisi et ne s’est prononcé...il n’y a pas de violation avérée des "règles de marchés publics". Une vision de l’achat public qui rejoint celle des tenants d'une réglementation "simplifiée" de la commande publique, notamment expurgée de la moindre disposition pénale (relire "[Tribune] « Lever les tabous : supprimer les dispositions pénales du droit de la commande publique»").

C’est miser sur les lanceurs d’alerte, dont le statut vient d’être renforcé (lire "Le lanceur d’alerte enfin correctement protégé ?"). Mais c'est aussi oublier que l’alerte, comme le "signalement" de l'article 40 devraient être considérés comme un pis-aller ; une procédure de dernier recours, quand toutes les procédures internes et de contrôle "classiques" ont échoué... non ?

C’est aussi une vision de l’achat public en contradiction avec les inquiétudes longtemps exprimées des élus qui redoutent la fameuse "épée de Damoclès" (relire "Prise illégale d’intérêt : les maires pointent à nouveau une "dangereuse Epée de Damoclès""). Une crainte qui a conduit récemment à l’abandon du critère d’intérêt quelconque prévu à l’ancien article 432-12 du code pénal. Avec l’article 15 de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, le délit de prise illégale d’intérêt resserre sa focale un intérêt "de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité" (relire "Prise illégale d’intérêt : le code pénal modifié").
 

Une absence de contrôle administratif ?

« Il n’y a aucun contrat qui est passé dans la République sans qu’il respecte la règle des marchés publics ». Le compliment est beau pour les acheteurs publics. Mais la réalité est là. " C’est documenté !", ne serait-ce que par le contentieux, qui confirme d'une part que le contentieux des marchés publics n’est pas que pénal. Et oui : on peut enfreindre le droit de la commande publique sans enfreindre le code pénal !
 

Une absence de contrôle financier ?

achatpublic.info constate la poussée du juge financier dans l’achat public. La Cour des comptes et les chambres régionales des comptes contrôlent le bon usage des deniers publics, dans lequel s’inscrit, bien sûr, l’achat public. Un contrôle qui se renforce. Récemment (lire "Responsabilité financière des gestionnaires publics : l’ordonnance est publiée" et "Ordonnateur et comptable : un régime de responsabilité "dédié""), une ordonnance, certes, maintient le principe essentiel de séparation entre l’ordonnateur et le comptable, mais organise un régime unifié pour l’ensemble des gestionnaires publics. Comme en réponse à une vision "binaire" de la dépense publique, le nouveau régime distingue entre, d’un côté, la nécessite de sanctionner « de manière plus efficace et ciblée » les gestionnaires publics qui ont commis une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif ; d’un autre côté, il la sanction plus limitée des fautes purement formelles ou procédurales « qui doivent désormais relever d’une logique de responsabilité managériale ».
 

Un contrôle "managérial" ?

Là encore, le contrôle sera "modulé". La Cour de discipline budgétaire et financière (CBDF) peut ainsi sanctionner un agent pour sa responsabilité personnelle dans la gestion des marchés publics, mais sait moduler ses sanctions en fonction des circonstances et du but recherché par l’auteur de l’infraction (lire "Pour la Cour de discipline budgétaire et financière, l’acte délictueux peut être pavé de bonnes intentions").

On notera même que ce contrôle de la responsabilité managériale de la gestion publique peut aussi passé sous le contrôle du juge, cette fois, judiciaire (lire "Victime collatérale d’un rapport d’une CRC"). La Cour d’appel de Paris vient en effet de s’opposer à des sanctions trop élevées contre le directeur administratif et financier prononcées à la suite d’un rapport incendiaire d’une CRC. Elle considère que des déficiences visées par la CRC ont une nature structurelle tenant à l'organisation même des fonctions, services ou activités de l’entité mise en cause. « Rien ne permet de les rattacher avec la moindre précision à des directives, instructions ou actes précis et circonscrits dans le temps imputables» au "DAF", « qui lui sont essentiellement reprochées en raison de sa seule qualité de responsable administratif et financier ».
 

Le retour du cerbère

Il y a de cela plusieurs mois, achatpublic.info tentait de cartographier le contrôle de l’achat public (relire "Le cerbère de l’Achat public"). Alors que l’achat public s'assume en tant qu'acte essentiellement économique, nous cherchions à examiner si les mécanismes dédiés de contrôle évoluent en conséquence. Nous concluions ainsi :
  • le juge administratif, c’est le juge du respect des procédures, garant principalement de l’égalité des chances d’accès à la commande publique et de la transparence ;
  • le juge financier, c’est le gardien de la performance, le censeur de l’efficacité ;
  • quant au juge pénal, à lui de pourfendre les atteintes aux règles élémentaires de probité.

Oui, la simplicité est certainement une bonne chose.
L’équilibre et la multiplicité du contrôle de l’usage des deniers publics en est une autre.