[Tribune] "Ouverture des offres successivement transmises par un même candidat : l’acheteur a le choix entre pragmatisme ou clarté du règlement de consultation.

  • 27/01/2022
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Dans son arrêt "Société TDS" du 20 décembre 2021, le Conseil d'Etat répond à la question de savoir si, en cas de transmission successive de plis électroniques par un même candidat en réponse à la même consultation, le dernier pli transmis par ce dernier pouvait systématiquement être considéré comme sa dernière offre. Marius Tro (Chef du Service de la Commande Publique du SICTIAM) analyse en détail cette décision par laquelle le Conseil d'Etat invite l’acheteur public à plus de rigueur dans la rédaction des exigences opposables aux candidats.

L’interprétation des dispositions de l’article R. 2151-6 du Code de la commande publique (CCP) faite par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 20 décembre 2021 (Société TDS, req. n° 454801 - NDLR relire "DSP : quand l’acheteur est psychorigide !") invite l’acheteur à revoir ses habitudes en matière de détermination des modalités de transmission et d’ouverture des offres dématérialisées.

À l’origine de l’arrêt du Conseil d’Etat, la société TDS, soumissionnaire au lot 10 de la procédure de passation de la délégation de service public des plages de la commune de Cavalaire. L’opérateur économique avait en effet déposé deux plis dématérialisés en réponse à cette consultation. Le premier dépôt comprenait l’ensemble des pièces de candidature et le second uniquement sa licence d'exploitation IV. Par application de l’article R.2151-6, la commune n’a ouvert que le dernier pli déposé par la société TDS. Elle a ensuite rejeté la candidature de la société, car incomplète.
La société évincée conteste cette décision en référé précontractuel auprès du tribunal administratif de Toulon, sans succès. Elle se pourvoit alors en cassation, aux fins de l’annulation de l’ordonnance du tribunal administratif et de la reprise de la procédure de passation au stade de l’examen des candidatures. C’est à l’occasion de cet ultime recours que le Conseil d’État a été amené à se prononcer pour la première fois sur la mise en œuvre de l’article R. 2151-6 du code de la commande publique, aux termes duquel « le soumissionnaire transmet son offre en une seule fois. Si plusieurs offres sont successivement transmises par un même soumissionnaire, seule est ouverte la dernière offre reçue par l'acheteur dans le délai fixé pour la remise des offres ».
La question de droit posée à la Haute juridiction était celle de savoir si en cas de transmission successive de plis électroniques par un même candidat, en réponse à la même consultation, le dernier pli transmis par ce dernier pouvait systématiquement être considéré comme sa dernière offre.

Le juge de cassation répond par la négative, en précisant d’abord que les dispositions de l’article R. 2151-6 du code de la commande publique ne sont pas applicables aux contrats de concessions ; puis, dans une appréciation casuistique, il ajoute que toute transmission des plis sur le profil d’acheteur ne constitue pas une offre. Implicitement, le Conseil d’Etat invite ainsi l’acheteur à plus de rigueur dans la rédaction des exigences opposables aux candidats .
 

L’exclusion logique des concessions, de l’application des dispositions de l’article R.2151-6 du code de la commande publique.


Le contentieux soumis au Conseil d’État devait lui permettre de se prononcer sur la mise en œuvre de l’article R. 2151-6 du CCP, dont les dispositions n’étaient pas étrangères aux acheteurs et aux opérateurs économiques. Rappelons que cet article précise que les offres doivent être transmises par les candidats en une seule et prévoit également que si plusieurs offres sont successivement transmises dans la date limite de remise des offres, seule est ouverte la dernière reçue dans le délai de réception.

Ces dispositions étaient-elles applicables aux concessions ? Non, répond le Conseil d’Etat, s’inscrivant en droite ligne avec sa précédente jurisprudence, à savoir que certaines dispositions du code de la commande publique, spécifiques aux marchés publics, ne sont pas extrapolables. Sont ainsi exclus de la passation des concessions, « la prohibition des offres anormalement basses et le régime juridique relatif aux conditions dans lesquelles de telles offres peuvent être détectées et rejetées » (CE 26 février 2020, Commune de saint-julien -en-Genevois, req. n° 436428) .

Dans le silence du DCE, l’acheteur devra faire preuve de pragmatisme pendant tout le processus débutant à la date limite de réception des offres

La position du Conseil d’Etat consiste donc à faire une application stricto sensu du code de la commande publique. En effet, l’article R. 2151-6 soumis à son interprétation figure uniquement dans la deuxième partie du code de la commande publique consacrée aux marchés publics. La troisième partie du même code consacrée aux concessions ne comporte pas de telles dispositions puisqu’en la matière, l’obligation de dématérialisation se limite à la mise à disposition électronique des documents de la consultation (CCP, art. L. 3122-4). En l’espèce, l’application des dispositions de l’article R. 2151-6 ne pouvait donc pas être évidente, contrairement à ce qu’ont pu penser l’autorité concédante et le tribunal administratif.
La conséquence que tire le Conseil d’Etat est que seul le dossier de consultation peut prévoir ces dispositions, lorsque l’acheteur souhaite les opposer aux candidats. Dans le silence du DCE, l’acheteur devra faire preuve de pragmatisme pendant tout le processus débutant à la date limite de réception des offres. 
 

L’appréciation circonstanciée par le Conseil d’Etat de la notion de "dernière offre", en matière de dématérialisation du processus de transmission et d’ouverture des offres.


La règle en matière de transmission dématérialisée des offres était bien connue des acheteurs et intégrée par l’ensemble des opérateurs économiques, du moins jusqu’à la présente affaire. Les juges du Palais-Royal apportent une nouveauté au processus de dématérialisation de la commande publique en considérant que les dispositions de l’article R. 2151-6 « n’ont pas pour effet de conduire à regarder toute transmission comme une offre ». La Haute juridiction précise par ailleurs que la seconde transmission de la société TDS « ne comportait qu'un document et ne pouvait être raisonnablement regardée comme se substituant au dossier de candidature transmis antérieurement ». En l’espèce, l’offre du candidat était constituée des deux transmissions, et non uniquement du dernier pli déposé. 
Ce pragmatisme du Conseil appelle trois observations.

Le Conseil d’Etat privilégie une vision plutôt casuistique de l’offre dématérialisée et des modalités de son ouverture

Premièrement, il rompt avec la notion d’offre dématérialisée telle qu’exposée dans les guides très pratiques de la dématérialisation des marchés publics, notamment celui à destination des opérateurs économiques. En effet, en réponse à la question n° E44 intitulée « Que faire si je dois compléter ou modifier mon offre ? », la DAJ après avoir rappelé les dispositions de l’article R. 2151-6 du CCP, indique qu’« en tout état de cause, l’acheteur ne retiendra que la dernière offre reçue. Les autres offres, précédemment déposées, seront rejetées sans avoir été ouvertes. Cela implique que toute modification doit donner lieu à la transmission de l’intégralité de l’offre modifiée ». Au regard de ces précisions, l’acheteur considérait légitimement que l’offre du candidat était constituée du pli électronique déposé sur le profil d’acheteur. Ce qui impliquait que ce dernier comprenne l’ensemble des pièces exigées au titre de la candidature et/ou de l’offre. L’acheteur pouvait à cet égard n’ouvrir électroniquement que le dernier pli arrivé dans la date limite de remise des offres. Les autres plis remis antérieurement n’étant pas ouverts, l’acheteur n’avait en conséquence pas connaissance de leur contenu. Seul le dernier pli faisait l’objet d’une vérification de la complétude de la candidature ou de l’offre. Certains profils d’acheteur, notamment celui de la commune de Cavalaire, s’étaient adaptés à ce fonctionnement et proposaient donc des fonctionnalités pour y faire face.

Le Conseil d’Etat change la donne, en privilégiant une vision plutôt casuistique de l’offre dématérialisée et des modalités de son ouverture. Il invite l’acheteur à mettre à jour ses habitudes. Ainsi, il ne pourra plus systématiquement rejeter tous les plis transmis antérieurement au dernier reçu dans la DLRO. Il devra en cas d’offres transmises successivement par un candidat, procéder à une ouverture électronique du dernier pli transmis par le candidat avant d’effectuer son ouverture juridique, qui consistera à vérifier le contenu du pli. Dans le cas où cette offre est notamment incomplète comme en l’espèce, l’acheteur devra ouvrir le précédent pli, ainsi de suite. Ce n’est qu’après cette vérification qu’il pourra "raisonnablement" identifier la dernière offre du candidat. Tout comme le Conseil d’Etat, le pragmatisme est donc de mise pour l’acheteur, afin de se prémunir contre une contestation du processus d’ouverture des offres.

Le Conseil d'Etat invite l’acheteur à mettre à jour ses habitudes. : il ne pourra plus systématiquement rejeter tous les plis transmis antérieurement au dernier reçu dans la DLRO


Cependant, bien que certains commentateurs voient du bon sens dans cette position pragmatique du Conseil d’Etat (1), l’acheteur n’est pas à l’abri d’une nouvelle forme d’insécurité juridique dans la passation des contrats de la commande publique. En effet, si en l’espèce la commune aurait pu sans difficulté « constater que la seconde transmission ne comportait qu'un document », d’autres situations peuvent rendre cette vérification plus complexe pour l’acheteur. Ce sera notamment l’hypothèse où la différence entre les dépôts successifs n’est pas liée à l’incomplétude du dossier, mais à la modification d’une pièce de l’offre. Comment identifier la véritable offre du candidat dans cette situation ? Toujours dans la même veine, le dépôt de plus de deux offres par le candidat rendra également la tâche de détermination de sa dernière offre plus difficile, en présence d’une hypothèse similaire à celle de la commune de Cavalaire.

La deuxième observation au regard de l’interprétation de l’article R.2151-6 permet de considérer la copie de sauvegarde comme la dernière offre du candidat dans les cas limitativement énumérés par l’article 2 de l'arrêté du 22 mars 2019 (2), et en présence d’une hypothèse similaire à celle de l’affaire soumise au juge. Il peut en effet être reproché à l’autorité concédante de n’avoir pas ouvert la copie de sauvegarde de l’offre la société TDS alors qu’elle avait relevé l’incomplétude de ce qu’elle a considéré comme sa dernière offre. Or, aux termes de l’article 2 de l'arrêté du 22 mars 2019 (3), elle pouvait ouvrir la copie de sauvegarde dès lors que la "dernière offre" de la société TDS était reçue de façon incomplète. En tout état de cause, la commune n’aurait pas eu à se poser cette question si le règlement de consultation ne souffrait d’aucune contestation.
 

La clarté du règlement de consultation, gage de l’opposabilité des exigences de l’acheteur aux candidats


L’arrêt du Conseil d’Etat conduit l’acheteur à être le plus précis possible dans la rédaction de son règlement de consultation. L’interprétation de l’article R. 2151-6 faite par le juge de référé résulte principalement du fait que ses dispositions ayant justifié le rejet de la candidature de la société TDS, n’étaient pas clairement indiquées dans le règlement de la consultation. En effet, même si le guide d’utilisation de la plateforme de dématérialisation mentionné à l’article 11 du règlement de consultation précisait que les offres devaient être transmises en une seule fois, il n’y avait aucune obligation pour les candidats à le consulter. Un opérateur économique ayant l’habitude de répondre à des consultations via la plateforme en cause ne verra en effet aucun intérêt à lire le guide de son utilisation. C’est donc à juste titre que le juge n’estime pas le renvoi au guide suffisant pour être opposable aux candidats, tout comme il a considéré qu’un agrément préfectoral non exigé clairement par le règlement de la consultation ne peut entraîner le caractère incomplet d’une offre (CE 4 octobre 2019, SMIDDEV, req. n° 421022 - NDLR : relire "Remise des offres : le règlement de consultation (RC), tout le RC, rien que le RC !").

Même si le guide d’utilisation de la plateforme de dématérialisation mentionné à l’article 11 du règlement de consultation précisait que les offres devaient être transmises en une seule fois, il n’y avait aucune obligation pour les candidats à le consulter


En définitive, certes, le Conseil d’Etat fait une fois de plus preuve de pragmatique dans son arrêt du 20 décembre dernier ; mais il n’y a pas fait abstraction des dispositions de l’article R. 2151-6 du CCP. Sa décision n’est qu’une suite logique d’indices relevés dans le dossier, à savoir : l’absence des dispositions de l’article R. 2151-6 comme exigences dans un article spécifique du règlement de consultation et la non ouverture de la copie de sauvegarde.

Par ailleurs, l’acheteur retiendra que par son arrêt du 20 décembre 2021, le Conseil d’Etat lui offre deux solutions juridiques dans la détermination des modalités de transmission et d’ouverture des offres. Il peut désormais :
  • Soit se conformer à l’arrêt du Conseil d’État. Dans ce cas, il ne pourra plus rejeter systématiquement les plis transmis antérieurement au dernier reçu dans la DLRO. Chaque pli devra être ouvert si les circonstances l’exigent, tout en respectant le principe d’égalité et de traitement des candidats. Dans tous les cas, l’acheteur devra indiquer ces modalités dans le corps du règlement de la consultation ;
  • Soit se conformer au guide très pratique de la dématérialisation et donc faire le choix d’appliquer les dispositions de l’article R. 2151-6 du CCP quel que soit le type de contrat concerné (marché public ou concessions). Dans ce cas, il devra les mentionner comme exigences dans un article spécifique du règlement de consultation. Il peut lui être recommandé de préciser dans cet article que chaque pli électronique transmis par le candidat via le profil d’acheteur en réponse à la consultation est considéré comme une offre et qu’à ce titre, il doit comprendre l’ensemble des pièces exigées aux titres de l’offre ou de candidature. Le règlement de consultation étant obligatoire dans toutes ses mentions (CAA Bordeaux 5 mai 2021, req. n° 19BX00259 - CE 20 septembre 2019, Collectivité territoriale de Corse, req. n° 421075 - CE 23 novembre 2005, Société Axialogic, req. n° 267494), l’acheteur pourra n’ouvrir que le dernier pli déposé par le candidat en cas de pluralité d’offres.

Notes : 
  1.  Eric Landot, un RC peut-il prévoir, comme cela se pratique souvent, que seul le dernier envoi dématérialisé sera pris en compte ? (spoiler : non la réponse n’est pas si simple que cela), décembre 2021 [consulté le 02 janvier 2021]
  2. Article 2 de l'arrêté du 22 mars 2019 fixant les modalités de mise à disposition des documents de la consultation et de la copie de sauvegarde
  3. Ibid