Délais de paiement dans l’achat public : stop ou encore ?

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« L'apparence requiert art et finesse ; la vérité, calme et simplicité »
Emmanuel Kant


C’est curieux comme les choses présentées comme simples le sont en réalité rarement ! Parlons, pour commencer, délais de paiement…

La Commission européenne, à l’initiative du Commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton, a lancé le 12 septembre 2023 une proposition de règlement pour lutter contre les retards de paiements. Selon la Commission, 25 % des défaillances d’entreprises dans l’Union européenne seraient dues à ces retards de paiement, qui impactent notamment pour les PME. Un rapport de la Commission au 16 février 2011 constatait déjà que « les entités publiques de plus de la moitié des États membres ne respectent toujours pas la limite de 30 jours imposée par la loi ».
 

Frapper fort

La proposition de règlement entend donc mettre à jour la directive 2011/7/UE pour imposer un délai maximum de30 jours, de façon généralisée, supprimant ainsi plusieurs exceptions et possibilités de retarder davantage les paiements. Le règlement rendrait le paiement des intérêts de retard automatique et obligatoire jusqu’au règlement de la dette. Et le créancier ne pourrait renoncer à son droit de réclamer des intérêts pour retard de paiement. En outre, l’indemnité forfaitaire passerait de 40 à 50 € pour chaque transaction payée tardivement. Enfin, les Etats membres auront l’obligation de mettre en place des autorités chargées de contrôler et d’assurer l’application de ces règles.
Une volonté de frapper fort : le véhicule juridique choisi est un règlement, et non une directive, afin d’imposer des dispositions uniques et uniformes dans toute l’Union.

Aussi bien lors de la 198e session d’études organisée par l’Association pour l’achat dans les services publics (APASP) le 25 mars (lire "Commande publique : les chantiers européens à venir") que le lendemain, lors de la Journée de l’achat public (JAP) organisée par Le Moniteur et La Gazette des communes (oui… au printemps, tout s’accélère et les conférences se chevauchent allègrement !) Laure Bédier insiste sur ce point : « Et donc, cela concernerait aussi les établissements hospitaliers et les entreprises publiques ».

La Directrice des affaires juridiques de Bercy rappelle aussi l'opposition de certains Etats à cette proposition de règlement : « La France se prononce fortement contre ce délai unique à 30 jours ». Allons bon….
 

Etonnement

L’opposition de la France à un tel renforcement a de quoi étonner. Olivia Grégoire, ministre déléguée aux PME, au Commerce et à l'Artisanat, râle et vitupère régulièrement sur ces retards de paiement. « On ne peut pas, d’un côté, se vanter de mener une politique RSE et, d’un autre côté, maltraiter les PME. Je me dois de vous le dire, d’être très claire, la situation n’est absolument pas normale. Nous verrons les choses à faire pour y remédier, en me fondant sur les travaux de l’Observatoire des délais de paiement » (relire "Délais de paiement : le coup de gueule d’Olivia Grégoire"). Une exaspération croissante au fil de ces derniers mois.

D’abord, elle s’est interrogée sur l’absence de publicité (le fameux "Name & Shame") des mauvais payeurs publics. Elle disait alors ne pas comprendre la différence de traitement car « Le retard de paiement par une personne publique fait courir des risques similaires à ses fournisseurs » et « il n’y a aucune raison d’être plus complaisante avec les entités publiques (...) Il faudrait même être davantage exigeant », déclarait-elle. Tout en poursuivant : « A minima, elles doivent faire preuve de transparence, et peut être, un jour être exemplaire » (relire "Retard de paiement : les mauvais payeurs dans le viseur du Gouvernement").

Ensuite, considérant que « C'est une question de justice économique », elle saute le pas et annonce (relire "Délais de paiement : le « Name & Shame », on y arrive !") que les données relatives aux retards de paiement, collectées par la Direction générale des finances publiques, seront publiées sur le site open data du gouvernement «d'ici au 15 avril pour les communes de plus de 3500 habitants et d'ici à la fin de l'année pour l'ensemble des collectivités». À terme, la ministre souhaite étendre la mesure à l’ensemble des établissements publics et n’exclut pas de « communiquer sur ces mauvais payeurs ».
 
De son côté, le Médiateur des entreprises, avec la rondeur qui sied à sa mission, constate, avec une forme de tristesse, que les retards ont explosé en 2020 avec 15 à 17 jours de retard en moyenne, puis ont baissé progressivement jusqu’à 12 jours actuellement. Problème : « non seulement on ne revient pas au niveau de 2019 qui était de 10 jours de retard, mais en plus le délai semble repartir à la hausse ». Il déplore le fait « de devoir en reparler aujourd’hui ». En passant, Pierre Pelouzet relève que l’administration n’est pas forcément meilleure payeuse que le privé, et qu’il y a « un gros effort à faire pour le monde public » (relire "Médiateur des entreprises : une année 2023 chargée").

Or donc, chacun est d’accord pour renforcer la lutte contre les retards de paiement, y compris ceux concernent les personnes publiques. Alors, pourquoi une telle opposition à une mesure, certes, plus contraignante pour les acheteurs publics, mais qui présente aussi quelques vertus de simplification, avec l’instauration d’un délai unique ?
 

L’économie contre l'équité ?

L’explication politique vient de la même Olivia Grégoire, qui exprime « la nécessité de retravailler ce règlement ». Elle met en garde contre les perturbations potentielles que ce dispositif pourrait causer. A l’appui, plusieurs associations professionnelles mettent en avant que la réduction du délai maximal de 60 à 30 jours … augmenterait les retards de paiement ! Le 22 novembre, les présidents du Medef, de la CPME et de France Industrie, publiaient une tribune aux Échos contre la mesure : « De prime abord, l’intention semble louable, mais la Commission confond retards et délais de paiement. Si l’on doit combattre les premiers, les seconds doivent pouvoir s’adapter aux réalités de marché ».

L’explication "juridique", ou plutôt l’habillage juridique, des réticences françaises, est donnée par Laure Bédier, lors d’un échange informel avec la rédaction : « peut-être faut-il d’abord s’attacher à mieux faire respecter la réglementation, avant de la modifier… Avant de raccourcir les délais, il faut s'atteler à les faire respecter ». Assez logique...


Simplifier … ou  savoir faire respecter

En creux, on peut y déceler un message au mouvement en cours de simplification relire ("Simplification : le rapport parlementaire propose "des supports contractuels novateurs") : d’abord appliquer les textes, avant de les modifier.

Extrapolons, et parlons "marchés innovants". Le guide "Achat d’innovation" est toujours en cours de mise à jour. Si on se montrait taquin (on l’est…), on dirait que l’insertion du critère fiscal de "Jeune entreprise innovante" (relire "Marché « achat innovant » : quand innovation se confond avec jeunesse" et "Marchés innovants : une définition « fiscale »") ne fait que compliquer les choses et, surtout, n’incite pas les acheteurs publics à se saisir du dispositif (lire "Me Laurent Bidault fait le point sur les achats innovants"). Assurément, cette mesure de "simplification" (un marché innovant  ? c'est celui passé avec "une jeune entreprise innovante") est en réalité d'une complexité redoutable à mettre en œuvre pour les acheteurs publics... et à expliquer pour la DAJ ! 

A maintes occasions, il a été rappelé que le Code de la commande publique est une boîte à outils très fournie, qu’il convient d’apprendre à maîtriser, voire à oser explorer. D’ailleurs, les acheteurs publics savent souvent se montrer "innovants et "simplificateurs", et "innovants" tout en restant dans le cadre, même en matière d’accès à la commande publique des PME (lire "Accès à la commande publique : l’acheteur public en quête d’attractivité").
 

In coda venenum…


Enfin, relevons que lors des trois conférences suivies ce début de semaine par la rédaction (lire aussi "Le champ des MGP énergétique à paiement différé… précisé") les intervenants et organisateurs ont à chaque fois lancé de véritables appels à témoignage : « Qui a utilisé le dispositif de reconstruction en urgence ? » ; « Qui a lancé des marchés innovants ?».
Ajoutons que le rapport de la mission sénatoriale d’information sur les problèmes assurantiels des collectivités territoriales (lire "Assureurs et collectivités : une responsabilité partagée dans la crise des marchés publics d’assurance"), alors que la complexité du  code de la commande publique avait été pointée comme l'une des causes majeures du problème (relire "Assurance des collectivités territoriales : modifier le code de la commande publique n’est pas forcement la solution !") ne propose pas, au final, de "simplifier le code", mais sa meilleure  application, « une révision des pratiques achats » ; la mise en place de formations et d’actions de sensibilisation, la rédaction d’un guide pratique par la DAJ, oui. Mais les sénateurs n’appellent pas à une nouvelle modification du code ! « Il ne parait pas indispensable, à ce stade, de proposer une évolution du droit de la commande publique pour les marchés d’assurance ». La voix de la sagesse ?


Comme quoi, légiférer à tout crin et vouloir simplifier à tout vent, ce n’est peut-être pas une solution… simple.