L’achat public imperméable au coût global ?

  • 11/03/2011
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Un acheteur professionnel ne peut pas se contenter du prix affiché sur l’étiquette, mais doit raisonner en coût complet. Trois spécialistes nous expliquent comment l'utiliser avec discernement. Très séduisante au tableau noir, l’approche se révèle un peu plus compliquée à mettre en pratique en période de vache maigre, spécialement dans un secteur public résistant avec peine aux sirènes du moins-disant.



Comme le disait Victor Hugo, « un service vaut ce qu’il coûte ». Ces dernières années, la professionnalisation des achats, la recherche de performance et le souci du développement durable ont (re)placé le « coût global » sur le devant de la scène. En résumé, il s’agit d’une approche dépassant largement la seule valeur apposée sur l’étiquette d’un bien ou d’un service pour intégrer toutes les autres dépenses associées, indirectes ou cachées. Mais quel est exactement son périmètre ? Chez Axes Management, on distingue cinq types de coûts : les frais engagés pour le sourcing et l’analyse du marché ; le coût d’acquisition ; le coût de possession ou de détention ; le coût de gestion de l’achat ; et le coût de destruction ou de recyclage. « Le coût de gestion de l’achat est important. Multiplier des petites commandes dans un marché, c’est très onéreux», relève Yves Joncour, directeur du développement et de la qualité dans ce cabinet. Ancien acheteur, désormais consultant (OF Conseil), Olivier Frot décompose le coût global également en cinq parties : le prix de vente du fournisseur ; le prix rendu (le précédent majoré éventuellement du port, de l’emballage et de l’assurance) ; le coût d’acquisition (le précédent plus les frais générés par la passation de la commande) ; le coût de possession (le précédent plus les frais de stockage, les frais financiers) ; le coût d’utilisation (le précédent plus les coûts de fonctionnement et d’exploitation). Le coût global serait donc la somme de tous les coûts précédents plus la valeur à la « casse ». Dans le cas d’un bâtiment, « c’est ce que l’équipement va coûter à la collectivité sur la durée de sa vie, la conception, la construction, la maintenance et l’exploitation », détaille Olivier Frot. Au prix d’achat d’un téléphone, on pourra, par exemple, ajouter les frais de mise en œuvre (acheminement et remplacement d’une carte SIM), d’usage (tarif domestique/international, mobile/fixe), les prestations associées (fourniture de rapports de consommation par utilisateur et par service). Au mobilier de bureau, on n’oubliera pas de penser aux réparations d’usage et à l’impact environnemental avec son recyclage ou son l’élimination en fin de vie.

Ne pas monter une usine à gaz

Ludovic MyhieCertains n’hésitent pas à incorporer le contexte dans l’addition. « Quels sont les coûts indirects pour venir travailler ou profiter du site ? Un ouvrage administratif ou sportif perdu dans la nature aura des coûts induits de desserte », illustre Olivier Frot. Lui aussi ancien acheteur, Ludovic Myhie, responsable du département secteur public chez CKS, va encore plus loin : la réflexion peut porter sur les « bénéfices escomptés » obtenus en fonction de la solution choisie, par exemple sur le travail quotidien ou la réduction de risques. S’il milite activement pour cette méthode, Jacques Barrailler, patron du service des achats de l’Etat, prévient qu’il ne s’agit pas de s’égarer. Car le diable se cache dans les détails. Il ne s’agit donc pas de monter « une usine à gaz » dans laquelle on se noiera en recensant le moindre coût associé. « Intellectuellement, c’est une belle œuvre, mais l’exhaustivité automatique ne pousse pas à l’appliquer. Il ne s’agit pas de faire un calcul savant et exhaustif du coût complet, mais de bien identifier et quantifier les économies atteignables sur certains coûts, au-delà des seuls coûts externes d’acquisition », a-t-il prévenu devant les acheteurs des organismes de la Sécu fin 2010. Bref, tout calculer minutieusement quand on prépare son AO ne doit pas devenir systématique. « Ce qu’on demande, c’est du flair : quels sont les progrès ? Puis de les placer sur une matrice enjeux/efforts. D’identifier les objectifs atteignables, d’aller chercher les pépites. » Jacques Barrailler veut faire simple : le pourcentage des gains est calculé sur le rapport entre les gains sur le coût complet/coûts externes d’acquisition. Yves Joncour partage cette vision. « Cela suppose de définir, dans sa cartographie, quelques segments où cette méthode d’analyse peut s’avérer payante. »

Un critère à manier avec prudence

Yves JoncourComment la traduire lors de la mise en concurrence ? L’article 53 permet le recours à un critère « coût global d’utilisation ». Encore s’agit-il de le manier avec clairvoyance. Axes Management recommande le respect de trois règles. D’abord mettre les candidats sur une même ligne de départ. « Le cadre de réponse doit être homogène pour éviter que le soumissionnaire invente ses propres coûts », précise Yves Joncour. Ensuite définir la temporalité de prise en compte des coûts. « On peut choisir entre une logique contractuelle, la durée du marché, une logique d’usage, la durée de vie du produit, ou intégrer l’amortissement économique et financier», complète-t-il. Enfin être explicite sur les paramètres de calcul de ces coûts « avec un tableau annexé à l’acte d’engagement dans lequel l’entreprise établit une décomposition des prix de fonctionnement. » Cependant, en cas de dérapage, il sera toujours difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de la responsabilité du fournisseur et de l’usage du bien par la personne publique. La décomposition du prix en sous-critères peut être une autre solution. A condition là encore de les pondérer à bon escient. Pour un bâtiment, fixer une note à 40%, divisée en parts égales entre le prix d’acquisition et le prix de maintenance, n’a pas de sens. Ludovic Myhie insiste sur la possibilité de laisser les entreprises libres de proposer des variantes. « Il faut laisser les opérateurs proposer d’autres dispositifs plus économiques, dans le domaine énergétique par exemple. Il faut être à l’écoute de l’offre et avoir un dispositif plus flexible. » Il donne le cas du chauffage d’une église. « Le cahier des charges indiquait qu’il fallait trois chaudières, nécessité imposée à tous les candidats. Or l’état de l’offre permettait de proposer une seule chaudière plus performante permettant des économies sur la maintenance avec un bénéfice thermique équivalent. »

La tentation du moins-disant

Olivier FrotPlus facile à dire qu’à faire, objecteront certains. « C’est vrai que notre composition budgétaire va à l’encontre du coût global puisqu’il repose sur la distinction entre l’acquisition, la dépense d’investissement, et l’exploitation, la dépense de fonctionnement. Ceux qui achètent ne sont pas ceux qui exploitent. Tout est segmenté, et les responsabilités sont diluées », déplore Olivier Frot. Yves Joncour se dit plus optimiste, tout au moins dans les ministères. « L’Etat a rattrapé son retard en matière de réflexion. La question du coût de gestion est entrée dans les mœurs avec la RGPP. Et le passage progressif d’une logique financière annuelle à une logique pluriannuelle va rendre les choses plus faciles.». Du côté des collectivités locales, le choix d’une entreprise un peu plus chère au départ demeure un risque politique. Car l’opposition ne se gênera pas de hurler à la dilapidation des deniers publics. « Il y a un effort de pédagogie à faire à chaque étape : lors de la validation par l’exécutif lors du lancement de l’appel d’offres, en CAO, et lors de la délibération. Il faut procéder à une communication d’ensemble pour justifier les choix de la personne publique », insiste Ludovic Myhie. Le message est difficile à faire passer chez les élus dont l’horizon s’arrête aux prochaines élections, admet volontiers Olivier Frot. « Prendre le prix d’affichage le plus bas est une vision simplificatrice, car ce n’est pas forcément le moins coûteux. C’est tout le problème de notre société actuelle, où l’on est dans l’apparence, dans le paraître. Si apparemment c’est moins cher, c’est super. Si la dépense d’aujourd’hui, c’est l’économie de demain, on s’en fiche. En outre, il demeure très difficile à mettre en place en période de pénurie. L’Etat et les hôpitaux n’ont pas les ressources suffisantes pour payer le ticket d’entrée au départ.» Le consultant-formateur ne comprend pas les économies de bout de chandelle « contre-productives ». « Pour 100 dépensés pour un bâtiment, la construction vaut 20, dont 2 aux études et à la maîtrise d’œuvre. Le fait de sous-payer le maître d’œuvre, cela affecte la qualité du travail, avec des défauts et des soucis d’exploitation que l’on paiera très cher à terme… »

Jean-Marc Binot © achatpublic.info