La commande publique, entre urgence et cohérence

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« La vérité ne se dégage pas de la polémique, mais des œuvres qu'on a faites »
Paul Gauguin

La commande publique est désormais assumée en tant que levier au service de toutes les politiques publiques, environnementales, sociales, sociétales et autres. Des objectifs politiques à concilier avec les règles fondamentales gravées dans le marbre de l’article L. 3 du Code de la commande publique : leur atteinte doit se faire en respectant les grands principes de liberté d’accès, de transparence, et d’égalité de traitement, avec pour ligne de conduite, l’efficacité et la préservation des deniers publics.
 

Bipolarisation de la réflexion Achat public

Toute nouvelle disposition, législative ou réglementaire, venant modifier l’achat public donne lieu quasi systématiquement à des débats (et c’est très bon signe !) articulés entre les partisans de la souplesse et de la réactivité, au nom de l’urgence, et ceux de la cohérence et du temps long.
Mais la vie devient compliquée pour ces derniers ! En 2023, beaucoup de lois ont été adoptées sous le ce prisme de l’urgence impérieuse : "Reconstruction en urgence", "Rénovation énergétique" ou encore soutien aux jeunes entreprises porteuses d’innovation. Des lois qui parfois battent en brèche des principes fondamentaux, comme l’interdiction du paiement différé, ou la durée des contrats.

Invariablement, lorsqu’ils émettent des doutes sur la cohérence juridique d’un de ces nouveaux dispositifs ou, simplement, s’évertuent à examiner leur articulation avec ces fondamentaux de la commande publique, ils sont taxés, au mieux de "rigides" ; au pire d’ « ayatollahs du droit de la commande publique, habitués à une conception étroite des principes généraux de la commande publique, focalisée sur une dimension normative et juridique, au détriment des objectifs économiques et sociaux. » Rhabillés pour l’hiver !

Si l’on se penche sur les enquêtes d’achatpublic.info publiées cette semaine, tous les sujets abordés subissent cette bipolarisation du débat, caricaturalement présentée comme une nouvelle querelle des « anciens contre les modernes ».
 

L’achat public « bousculé »

L’intelligence artificielle - les acheteurs publics doivent-ils redouter ou craindre les usages de cette avancée technologique majeure ? « Elle peut nous asservir, comme nous libérer. Elle peut nous enfermer, comme nous ouvrir » considère Bruno Le Maire, lors de ses vœux le 8 janvier (relire aussi "Simplification et protection s’invitent dans les vœux de Bercy"). Il y a avec l’IA un sujet certes « économique et politique », mais aussi juridique (lire "Des marchés publics passés par l’IA : la commande publique de demain"). « Dès lors que les critères sont définis par les textes et qu’ils sont susceptibles d’être envisagés sous forme de seuils chiffrés le traitement algorithmique est théoriquement possible » notent les juristes, qui voient aussi dans l’IA un outil pour lutter contre les ententes et favorisation des collusions (lire "Des marchés publics passés par l’IA : la commande publique de demain").

L’innovation - Le juriste s’interroge aussi sur cette modification du Code de la commande publique par amendement de l'Assemblée nationale de la définition de l’achat innovant, qui dispose désormais d’un régime juridique dédié (lire "Marché « achat innovant » : quand innovation se confond avec jeunesse" et relire "Achat public innovant : une précision « lunaire » ?").

Le débat est vif. Franck Barrailler (Directeur de la commande et de l’achat public du Conseil départemental de la Seine Saint Denis) fait une mise au point : il nous faut « sortir de la pensée unique en matière d'achats innovants, pensée relayée par les réseaux sociaux notamment » et « se fonder sur un critère objectif et un élément tangible », en cherchant dans le Code de la commande publique des outils déjà existant pour innover dans et par l’achat public (lire "[Tribune] « Quelques petites ou grandes choses sur l’achat d’innovation… »")

Les assurances des collectivités Nous revenons aussi sur l’épineuse question de l’assurance des collectivités locales, après avoir relevé il y a quelques semaines que la « rigidité du code de la commande publique » était une piètre explication des difficultés d’un modèles économiques dépassé : « C’est sans doute plus facile pour les maires de s’en prendre au code de la commande publique que de s’interroger sur leur façon d’appréhender et de connaitre le risque » et « à les suivre, la solution serait donc de modifier le code de la commande publique, pourtant "leur code", pour l’adapter, pour ne pas écrire "le soumettre" au code des assurances » (relire "Haro sur le Code de la commande publique !" et relire "Un dispositif dépassé pour les marchés publics d’assurance ?").

Cette semaine, nous revenons donc sur ce choc "assurance c/ commande publique". Si d’un côté, « Il faudra accepter que les assurances deviennent plus rares et plus chères et on ne pourra pas obliger les assureurs à accepter des franchises insoutenables pour eux », de l’autre, il existe des règles d’achat public de bon sens : définir son besoin, allotir, et connaître et faire connaître sa sinistralité (lire "Marchés publics d'assurance des collectivités : comment faire ?").
 

Gouverner, par et avec, la commande publique

Le président de la République, à Toulouse le 11 décembre 2023, partant de sa crainte que l’IA Act européen n’entrave l’innovation par trop de réglementation, dérive sur le code français : « on ne peut pas avoir un achat public qui, quand deux solutions sont en concurrence, pour des raisons simplement budgétaires, [choisisse] une solution non européenne face à une solution plus locale ou innovante d'un point de vue de recherche". Je demande que dans les projets de début d'année, le ministre [de l'Économie] porte une réforme structurante, pour que notre achat public ait deux tutelles, budgétaire et industrielle ». Une double tutelle pour la commande publique ? C’est sans doute déjà en deçà de la réalité ! Nous avions souligné, lors de la composition du Gouvernement "Borne II" (relire "Les ministres "commande publique" du Gouvernement Elisabeth Borne II : 5 ministres à Bercy") une certaine difficulté à identifier un interlocuteur commande publique.

Le nouveau gouvernement (relire "Gouvernement Attal : les nouveaux ministres des acheteurs publics") saura-t-il clarifier les règles d’emploi de la commande publique ?
Osons soumettre à la Présidence et au nouveau premier ministre, soit de renforcer le Secrétariat général du Gouvernement (SGG) d’acheteurs publics "capés" ; soit de créer une délégation interministérielle à l’Achat public… histoire d’insuffler un peu de cohérence dans les textes à venir.

Car il lui faudra, à ce nouveau gouvernement, rester doublement vigilant.
D’une part, en comprenant que le juriste, ce ronchon réfractaire à la nouveauté, rigide, voire réactionnaire, est dans son rôle lorsqu’il cherche à assurer de la cohérence entre la règle et la nouveauté. D’autre part, en ayant pleinement conscience que si la commande publique est désormais et incontestablement un outil efficace au service des politiques publiques, il n’est pas certain, pour les acheteurs comme les entreprises, qu’au final elle gagne à être politisée… du moins médiatiquement.