Achat public innovant : une précision « lunaire » ?

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« L'art serait, malgré la plus parfaite explication, de réserver encore de la surprise »
André Gide

Décidemment, en effet, le diable se cache dans les détails...
En maraudant sur Légifrance pour assurer sa veille des textes de fin d’année (lire "De Noël au Nouvel an : les textes "commande publique" qu'il ne fallait pas manquer "), la rédaction « scanne » la loi de finances pour 2024, avec pour prisme la commande publique. D’habitude, cela ne donne rien, ou pas grand-chose.
Mais cette année, c’est la surprise : un alinéa sibyllin se niche à l’article 44-II : « Le second alinéa de l'article L. 2172-3 du code de la commande publique est complété par une phrase ainsi rédigée : " Sont considérés comme innovants tous les travaux, les fournitures ou les services proposés par les jeunes entreprises définies à l'article 44 sexies-0 A du code général des impôts." » (lire "Marchés innovants : une définition « fiscale »").
 

Surprise

C’est une surprise, alors que l’on fête les cinq ans du dispositif "marché innovant"(Décret n° 2018-1225 du 24 décembre 2018 portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique - relire "Marché « achat innovant » : un dispositif ouvert à toutes les innovations").
On a rien vu venir ! Aucun de nos articles prospectifs (relire "DAJ /OECP : le programme de travail 2024" et "Conférence Folle semaine des marchés publics 2023 - Une commande publique : européenne, durable… et chargée") ne laissait supposer une telle évolution… qui risque d’être mal comprise.
 

La fin du faisceau d’indices ?

Jusqu’à présent, le code avait retenu une définition volontairement vaste afin de permettre une grande flexibilité dans l’appréciation du caractère innovant de la solution et de limiter le risque contentieux. La DAJ et l’OECP, dans leur "Guide de l’achat public innovant", recommandent aux acheteurs publics d’utiliser un faisceau d’indices afin de déterminer, au cas par cas, le caractère innovant de leurs achats. Ils conviennent « qu’une définition générale n’était pas pertinente et qu’un faisceau d’indices aurait l’avantage de s’adapter à un grand nombre de situations et serait plus adéquat pour accompagner les acheteurs» (relire "Le B.A -BA de l’achat – L'achat innovant ").

Un faisceau d’indice, marqué au sceau de la souplesse, pour lever les appréhensions de l’acheteur public craignant de choisir à mauvais escient ce dispositif, puis de se le voir reprocher par le juge. Depuis cinq ans, ces appréhensions se lèvent progressivement , après moults interrogations (relire [Tribune] Achats publics innovants : comment juridiquement définir le caractère innovant d’une solution ?" et "Mettre en place des achats innovants : conseils opérationnels et pratiques").

A notre connaissance, aucun marché public passé en mode innovation n’a été sanctionné, depuis les "pionniers" (relire "[Interview ] « Pourquoi et comment j’ai passé un marché Achat innovant"), jusqu’à une forme de décontraction (relire "L’art d’apprivoiser l’achat innovant").
 

Cogitations sur les « JEI »

C’était prévisible : cette disposition de la loi de finances pour 2024 fait réagir les acheteurs publics sur les réseaux.

D’abord, une réaction négative : « Une définition lunaire qui ne va pas améliorer la compréhension malheureusement ». Parfois éruptive : « c’est étrange, cette affirmation "jeunesse = innovation"»… Allez dire à de grandes entreprises qu'elles ne sont pas innovantes !

Puis on relève des tentatives de compréhension, en partant de l’objectif supposé du législateur : « Cet ajout a visiblement pour objectif d'octroyer un "avantage"(non fiscal cette fois) aux jeunes entreprises innovantes (les JEI) pour lesquels l'acheteur pourra se dispenser d'appliquer la méthode du faisceau d'indices ».


Souplesse du faisceau ou rigueur du CGI ?

La vraie question, c’est donc de savoir si la nouvelle disposition met fin à la méthode dite du "faisceau d’indice", ou si elle indique un nouvel indice.
Parce que le Code général des impôts, par nature, ne tolère guère l’imprécision. Si l’on se penche sur cet article 44 sexies-0 A du CGI embarqué par le nouvel l'article L. 2172-3 du code de la commande publique, « Une entreprise est qualifiée de jeune entreprise innovante réalisant des projets de recherche et de développement lorsque, à la clôture de l'exercice, elle remplit simultanément les conditions suivantes » : c’est une PME, crée depuis moins de 8 ans réalisant des travaux de recherche, détenue ou dirigée par des étudiants ou jeunes diplômés à hauteur de 10 % au moins, etc…

Si donc, la nouvelle disposition crée un « avantage non fiscal aux JEI », c’est dire que le recours au dispositif marché innovant est ouvert aux solutions innovantes proposées par une entreprise, ou tout offre présentée par une « jeune entreprise innovante ». Mais là, il va falloir s’armer de temps et de patience pour vérifier que l’entreprise est une « JEI »…
Allez, grossissons le trait ! : Pourquoi ne pas directement dispenser toute « jeune entreprise innovante » de respecter des procédures de passation ? (Bon, c’est un peu gros…).

L’autre hypothèse, ce serait donc que cette condition posée par le CGI n’est qu’un nouvel indice, qui s’ajoute aux autres. Sauf que la nouvelle rédaction de l’article L. 2172-3 du code aurait alors eu tout bénéfice à insérer un "notamment ", pour lever les doutes…

Emettons une dernière hypothèse... et proposons aux acheteurs publics une solution.
L’hypothèse, c’est que la DAJ elle-même n’aurait pas vu venir le coup. Elle n’aurait pas été impliquée dans cette modification du code de la commande publique. Une modification, rappelons-le, issue d'un amendement de l'Assemblée nationale et refusée par le Sénat en Commission mixte paritaire (non conclusive). A la DAJ de tenter de remettre de l'ordre dans tout cela !

La solution, c’est aussi de la consulter.
A vos mails !