L’accès des PME à la commande publique : de quoi parle-t-on ?

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Les praticiens du droit des marchés publics, habitués à ce que leur matière conserve une certaine confidentialité bien compréhensible auprès du grand public en raison de son caractère technique et assez peu divertissant pour les non initiés, n’auront pas manqué de constater la place occupée par ce thème dans la campagne présidentielle qui s’achève. Patrick Labayle-Pabet, avocat associé au cabinet Ravetto Associés, revient sur ces propositions qui interrogent les principes fondamentaux de la commande publique.

Plusieurs candidats et notamment le Président « sortant » - même s’il ne s’agit pas exactement d’un renouvellement de marché - ont formulé des propositions de réforme en cette période de turbulence économique  Il faut reconnaitre qu’avec un poids de plus de 360 milliards pour l’Union Européenne, dont près de 370 pour la France en 2010, la tentation d’utiliser les marchés publics comme vecteur de croissance économique peut apparaitre compréhensible. En invoquant tour à tour le « Small Business Act »  (SBA) ou encore le « Buy European Act », la compagne a ainsi donné lieu à la formulation de différentes propositions, pas forcément nouvelles, plus ou moins inspirées du modèle américain. La première piste de réforme, qui est évoquée depuis plusieurs années, s’inspirerait du « SBA » américain destiné à faciliter l’accès des PME à la commande publique : réservation des marchés situés entre 2.500 et 100.000 dollars, préférence au-delà de 100.000 dollars quand il existe de très grandes chances qu’au moins deux PME formulent une offre intéressante, « plan de sous-traitance » en faveur des PME pour les contrats importants. D’emblée, il est intéressant de rappeler que ces mesures ne sont pas exemptes de critiques, puisque certains détracteurs y voient une incitation pour les PME à ne plus croître afin de continuer à bénéficier de ces mesures préférentielles. Par ailleurs, il convient de préciser que le « SBA » à l’américaine s’inscrit dans une politique volontariste initiée en faveur des PME qui ne se réduit pas à un système de discrimination positive pour les marchés publics et prévoit notamment un accès facilité au crédit ou encore l’intervention d’un médiateur chargé de réguler les rapports entre PME et pouvoirs publics.

Faciliter l’accès des PME aux marchés : le rêve américain ?

En France, plusieurs questions pratiques importantes ne manqueraient pas de se poser à la mise en place d’un mécanisme spécifique en direction des PME à commencer par une assez fondamentale : de quoi parle-t-on ? S’agit-il ainsi de réserver d’office des catégories entières de marchés aux PME en raison de leur montant (sous un seuil) et/ou de leur objet (secteurs innovants par exemple) ? De faciliter l’admission au stade des candidatures en évitant un rejet motivé par la faible taille de la structure ou encore, au stade de l’analyse des offres ? D’instaurer un droit de préférence au profit des PME en cas d’offre équivalente, voire de mettre en place un critère déconnecté de l’objet du marché favorisant les petites entreprises lors de la notation des opérateurs dans le cadre de l’identification de l’offre économiquement la plus avantageuse ? Dans l’attente de précisions éventuelles sur ces points, force est de constater que le cadre juridique actuel a déjà subi plusieurs adaptations pour faciliter l’accès des PME aux marchés publics. Ainsi, la Commission européenne avait dès 2008 publié un « Code européen des bonnes pratiques facilitant l’accès des PME aux marchés publics » dont le contenu non contraignant préconisait certaines « bonnes pratiques » supposées leur en faciliter l’accès. Au plan interne, rappelons que le code est émaillé de dispositions susceptibles de faciliter l’accès des PME : principe d’allotissement, analyse globale des capacités en cas de cotraitance ou de sous-traitance, analyse multicritères des offres plutôt que sur la base du seul prix afin notamment de tenir compte de la qualité, réduction des délais de paiement, ou encore développement de la dématérialisation. Une telle réforme ne serait par ailleurs pas sans rappeler les débats suscités par l’ordonnance sur les contrats de partenariat, puisque face à la crainte que ce type de contrat ne conduise à l’exclusion des PME, il a notamment été prévu, parmi les critères d’attribution, une obligation de faire figurer celui de « la part d’exécution que le candidat s’engage à attribuer à des PME » qui avait donné lieu à de nombreux commentaires ([CE, 29 octobre ...]). A côté de ce « SBA », il a également été proposé de s’inspirer du « Buy American Act » mis en place aux Etats Unis dans les années 30 pour soutenir la production nationale dans un contexte de crise et qui impose notamment la commande de biens produits sur le territoire américain pour les achats directs effectués par le gouvernement américain. A ce stade, il n’est pas clair si les propositions formulées concerneraient uniquement les PME européennes par le biais d’une combinaison des dispositifs ou si le « Buy European act » aurait une portée plus large sans distinction de la taille des opérateurs candidats.

Les principes fondamentaux de la commande publique comme freins juridiques

D’emblée, certaines questions pratiques ne manqueraient pas de se poser en vue d’une telle réforme. Ainsi, si la définition européenne d’une PME ne devrait pas soulever de difficulté insurmontable, il en va autrement de la notion de production effectuée en Europe. A l’image des débats récurrents aux Etats-Unis sur ce point, il conviendra de s’interroger à partir de quel pourcentage un produit ou service sera considéré comme produit en Europe ou encore si la conception en Europe d’un produit fabriqué hors de ses frontières pourra être considéré comme un produit fabriqué en Europe au sens de la proposition de modernisation. Plus largement, de telles réformes tendent à heurter certains principes fondamentaux du droit de la commande publique, ce qui explique d’ailleurs pour partie que les dispositions spécifiques en faveur des PME restent pour l’heure limitées alors même que des réformes ont été annoncées depuis plusieurs années. Pensé et conçu comme « le droit de l’égalité » pour reprendre l’expression du Professeur Braconnier, le droit des marchés publics est fondé sur un principe de non-discrimination rappelé non seulement dans l’Accord sur les Marchés publics (AMP) de 1994 mais également par les directives communautaires dans le prolongement du traité Communautaire. Fort de ce principe de non-discrimination, le droit des marchés repose sur l’égalité de traitement des candidats quel que soit le montant du marché, ainsi que sur son corollaire de non-discrimination. Dans un contexte où le droit national opère une stricte transposition des directives communautaires, on comprend aisément que les dispositifs précités pourraient difficilement être mis en œuvre pour les seules PME française. En outre, la mise en place de marchés réservés aux entreprises de l’UE pourrait justifier l’adoption de mesures de rétorsions par les pays extérieurs, étant rappelé que de nombreuses entreprises européennes, et notamment allemandes, exportent leurs produits en dehors des frontières de l’Union. Par ailleurs, le retour d’expérience américain montre que ces dispositifs obligent parfois les personnes publiques à payer plus cher certains achats et il pourrait dès lors s’avérer difficile de mettre en œuvre une mesure générale de soutien des PME décidée au niveau national qui entrainerait des surcouts finalement supportés pour une part importante par les collectivités locales auxquelles des efforts budgétaires sont demandés.

La poursuite d’objectifs d’intérêt général sans remise en cause du principe de neutralité

Plus fondamentalement, la question posée par ces propositions, véritable serpent de mer en période de crise, concerne la finalité même de la commande publique. En effet, à côté de la trilogie de principes fondamentaux (égalité, transparence et non-discrimination), l’autre pilier sur lequel repose le droit des marchés publics est celui de la neutralité signifiant que « la dépense publique qui s’effectue à l’occasion d’un marché ne doit pas être l’instrument d’autre chose que de la réalisation du meilleur achat au meilleur coût ([Conclusions D. ...]) ». Cet impératif de neutralité conduit à prohiber en raison de ses effets discriminatoires, tout système de préférence au profit d’une catégorie particulière d’entreprises. Il a ainsi été jugé qu’il était interdit de tenter de favoriser les petites et moyennes entreprises locales ([CE, 29 juillet ...]) et que « quel que soit l’intérêt général qui s’y attache, la répartition équilibrée des marchés entre les petites et les grandes entreprises n’est pas au nombre des objectifs que les dispositions du Code des marchés publics visent à atteindre ([CE, 13 mai 1987...]) ». Le Conseil Constitutionnel a certes déjà eu l’occasion de juger que le législateur pouvait, dans le but de concilier l’efficacité de la commande publique et l’égalité de traitement entre les candidats avec d’autres objectifs d’intérêt général inspirés notamment par des préoccupations sociales, prévoir un droit de préférence, à égalité de prix ou à équivalence d’offres, en faveur de certains candidats et qu’il lui était en outre loisible dans le même but , de réserver l’attribution d’une partie de certains marchés à des catégories d’organismes précisément déterminées, mais uniquement pour une part réduite, pour des prestations définies et dans la mesure strictement nécessaire à la satisfaction des objectifs d’intérêt général ainsi poursuivis ([CC, 6 décembre ...]). Il n’aura pas échappé aux praticiens que le droit des marchés publics tend de plus en plus à recevoir des aménagements destinés à poursuivre des objectifs d’intérêt général non strictement liés au processus d’achat : droit de préférence en cas d’offre équivalente au profit de certaines entreprises (article 53-IV-1 du CMP), droit de préférence au profit des PME innovante pour les marchés publics de haute technologie, de recherche et développement et d’études technologiques (loi n°2008-776 du 4 août 2008 réforme demeurée, il est vrai, assez confidentielle - Lien article Achatpublic – « SBA Européen : les PME le veulent »), clause sociale ou encore généralisation de la dimension environnementale dans la définition du besoin ou le choix des critères. A notre sens, dans une approche comparable à celle tracée par le Conseil constitutionnel, il ne pourra s’agir que de mesures limitées (par exemple dans le secteur de l’innovation) qui ne doivent pas remettre en cause le principe selon lequel les critères de choix des attributaires doivent se concentrer sur l’offre plus que sur le candidat et demeurer strictement liés à l’objet du marché sans tenter de poursuivre des objectifs qui, pour louables qu’ils soient, ne répondent pas au besoin concerné par l’achat. Ce sont d’ailleurs ces considérations qui excluent le recours au critère géographique ou de l’emploi local auxquels de nombreux acheteurs accorderaient au moins autant d’importance qu’un critère sur les PME.

Ce sont peut-être ces raisons qui ont motivé la Commission européenne à réorienter la réflexion sur la question de la réciprocité. Il semble ainsi que les évolutions actuellement envisagées tendent plutôt à fermer, sous conditions, l’accès des entreprises issues de pays ne jouant pas le jeu de la réciprocité, plutôt que de réserver, par une mesure très générale, une part de la commande publique à des catégories d’opérateurs européens. Néanmoins, sur ce point, comme sur la question du « Buy European act », des questions pratiques ne manqueront pas de se poser, notamment dans la définition des notions de produits et services « d’origine » européenne ou de pays ne pratiquant pas l’ouverture de leurs marchés.