Responsabilité des gestionnaires publics : deux ou trois trucs bizarres

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« La gravité du châtiment est quelquefois moins en raison de la gravité du délit que du talent du magistrat qui en a réclamé la sanction »
Georges Courteline

« Le citoyen ne se satisferait pas que des violations de règles dans l’utilisation de l’argent public demeurent non sanctionnées ! Cela n’est pas acceptable, surtout dans un contexte de crise des finances publiques et de sensibilité extrême des citoyens à la bonne gestion des deniers publics.»
Pour la Procureure générale près la Cour des comptes, cette considération justifie en soi la mise en place du "nouveau" régime de responsabilité financière des gestionnaires publics (RFGP) (relire aussi "[Interview] Olivier Fréel : La réforme ordonnateur/comptable ? « Attendue, réclamée, et indispensable ! »").
Et donc, si Véronique Hamayon reçoit la rédaction d’achatpublic.info dans son (très grand et très beau) bureau de la rue Cambon (lire "[Interview] « La poursuite des gestionnaires publics n’est pas automatique »… encore moins dans la commande publique !"), c’est qu’il y un autre problème à régler.
 

La bronca des DGS

Il y a deux semaines, les directeurs généraux (DG) des collectivités territoriales se sont déclarés « indignés » par l’insécurité croissante issue des premières jurisprudences mettant en application le régime de la RFGP (relire "Responsabilité financière des gestionnaires publics : élus et directeurs généraux lancent l’alerte"). Le syndicat des DG (SNDGCT) lance même une pétition : « Nous, directeurs et directrices généraux des collectivités territoriales, réunis au sein du SNDGCT, lançons un appel solennel pour une action publique locale respectée, équitablement encadrée et exercée avec fierté (…) au fil de la construction de cette jurisprudence on s’aperçoit que celle-ci aboutit à la condamnation automatique des dirigeants territoriaux et fait ainsi peser un véritable risque d’inhibition de l’action publique. »

Les premières décisions sont certes tombées. Une affaire défraie particulièrement la chronique : celle d’une secrétaire de mairie condamnée sur ses deniers personnels pour ne pas avoir remis dans les délais les déclarations de sinistre à l’assureur (relire "Une secrétaire de mairie condamnée pour des fautes dans l'exécution de son marché public d’assurance"). Pourtant les "alertes" sont très anciennes (relire "[SMCL 2024] Nouvelle responsabilité financière des gestionnaires publics : l'alerte"). Et une nouvelle affaire vient tout juste de tomber en matière de larché de travaux (lire "Surfacturation : un comptable public condamné au titre de la RFGP").

Ce qui a sans doute alors réveillé les DG, c’est que le Conseil d’Etat a jugé qu’ils ne bénéficieront pas, dans le cadre de la RFGP, de la protection fonctionnelle (relire "Pas de protection fonctionnelle pour les agents poursuivis pour infractions financières") car les amendes infligées par la Cour des comptes n'ont pas le caractère d'une sanction pénale.
Tout cela crée un « climat anxiogène » selon France Urbaine, au point que le Premier ministre s’est fendu d’une circulaire pour tenter d’atténuer la réception de cette décision par les agents publics (relire "Responsabilité financière : le Gouvernement au soutien des agents sans protection fonctionnelle")

Il est fort possible que ce soit la pétition du SNDGCT qui a piqué au vif la Procureure générale de la Cour des comptes. Elle déclare à achatpublic.info comprendre l’inquiétude du SNDCT, mais en regretter la forme, pointant aussi « un emballement médiatique ».
 

La performance achat : d’une obligation de moyen à une obligation de résultat ?


La Procureure générale l’affirme : « En matière de commande publique, rares sont les cas dans lesquels il est possible d’identifier précisément et rigoureusement la perte ou le manque à gagner pour la collectivité publique, et donc de déterminer le préjudice financier causé par un manquement aux règles de la commande publique ».
Analysons ces propos... 

D'abord, on pourrait rétorquer qu’avec la mise en place, souhaitée de toutes parts semble-t-il, d’indicateurs de performance de l’achat public, cela pourrait ne pas durer… Surtout à l’heure où la commande publique est sous enquête, notamment sénatoriale, pour évaluer son efficacité et ses coûts ! 

Ensuite, on relèvera que le procès médiatique lancé récemment contre une grande centrale d’achat publique révèle, en effet, une grande sensibilité aux dépenses publiques réalisées sous forme d’achat, même anodins, comme une lampe de travail …

Poussons la réflexion jusqu’au bout, en relevant l’affaire relevée par achatpublic.info, cette semaine. L’annulation d’une procédure de passation d’un marché, cela coûte. Et quand l’acheteur public commet l’erreur de l’attribuer à un candidat en redressement judiciaire entrant dans un cas d’interdiction de soumissionner (lire "Candidat en redressement judiciaire : attribution litigieuse d’un marché public"), il y a bien eu une erreur, ou en tout cas un non-respect des règles de la commande publique… Faut-il alors engager la RFGP contre cet acheteur public ?
 

Des zones de flou

Pour la Procureure générale de la Cour des comptes, il n’y a pas d’inquiétude majeure et de principe : « il n’y a rien d’automatique ! », contrairement à ce que soutient le SNDGCT, dans la condamnation des gestionnaires publics au titre de la RFGP. D’autant que « Le choix de poursuivre ou non dépend de plusieurs facteurs de gravité : la répétition des irrégularités, la persistance dans l’irrégularité malgré des avertissements, le montant du préjudice, les moyens mis à disposition par la collectivité publique ».
Analysons ces propos...

D’abord, revenons au montant du préjudice : tant que l’indication se limitera à la notion de « préjudice significatif », il sera de toute façon difficile de lever les inquiétudes.

Ensuite, « En matière de commande publique, rares sont les cas dans lesquels il est possible d’identifier précisément et rigoureusement la perte ou le manque à gagner pour la collectivité publique, et donc de déterminer le préjudice financier causé par un manquement aux règles de la commande publique. » Clairement… il n’est pas très clair, pour l’acheteur public, ce seuil de déclenchement de poursuites sur le fondement de la RFGP.

Enfin, le choix de poursuivre ou non dépendra des « moyens mis à la disposition de la collectivité publique ». C’est peut-être là qu’il y a quelque chose de fragile, ou tout du moins à réexpliquer …
 

Quelques petites choses de fragiles

Il n’y a pas de protection fonctionnelle pour les personnes publiques poursuivies au titre de la RGPF. Donc, on est dans un cas de responsabilité personnelle, détachée du service. Si tel est le cas, pourquoi la cour tient compte des moyens les moyens mis à disposition par la collectivité publique ?

S’il n’y a pas enrichissement personnel ni favoritisme de la part de l’agent mis en cause, et qu’il ne s’agit "que’" de mauvaise gestion… en quoi la cause première ne relève pas d’une mauvaise organisation du service, du manque de formation des agents, d’une absence de contrôle hiérarchique, d’absence de procédure achat et guides internes en tout genre. Tous ces manques que les chambres régionales des comptes relèvent très souvent dans leurs rapports d’observation ?
L'ensemble de ces éléments rapportent à la personne publique … et non à l’agent. Lequel pourrait « simplement » se voir sanctionner dans le cadre de sa carrière professionnelle par des sanctions administratives.
 

Et les élus ?

Autre interrogation. Les élus ne sont pas justiciables devant les juridictions financières, hormis dans quelques cas, énumérés par la Procureure générale de la Cour des comptes : gestion de fait, de réquisition du comptable, d’infractions commises dans le cadre de missions détachables de leur mandat d’élu, ou d’inexécution d’une décision de justice.
C’est considérer que l’élu n’intervient pas au quotidien dans l’acte d’achat incriminé… Ce qui ne correspond certainement pas à la réalité, à l’heure ou la commande publique est "politisée", au bon sens du terme. D’ailleurs, la Procureure générale, se voulant rassurante rappelle : si un agent public a commis une « infraction » (SIC) en agissant sur l’ordre d’un élu ou en application d’une délibération, il ne pourra pas être condamné devant les juridictions financières.
Mais dans toutes les autres situations ?

Décidément, à ce stade des explications fournies de part et d’autre, on a une impression de grand flou. Sans doute, la RFGP répond à un besoin de contrôle de l’efficacité de la dépense publique.
Mais vise-t-elle les vrais responsables et en cohérence avec les réalités du terrain ?