Tropic et Biomérieux : le débat est relancé

  • 20/10/2009
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Lors d’une audience du Conseil d’Etat du 12 octobre, le rapporteur public Nicolas Boulouis a suggéré une évolution de la jurisprudence Tropic. Et proposé un éclairage de la jurisprudence Biomérieux.

Depuis l’adoption de la nouvelle ordonnance recours du 7 mai 2009, l’articulation entre le référé contractuel et la jurisprudence Tropic fait débat (1). Tropic ne concerne que les concurrents évincés de la conclusion d’un contrat. Que se passe-t-il alors dans l’hypothèse où un concurrent potentiel à un marché est dissuadé de concourir, en d’autres termes, s’il n’a pas le statut de concurrent évincé ? Le statut de concurrent évincé « n’a de sens que si la compétition est loyale » a observé Nicolas Boulouis, lors de l’audience du Conseil d’Etat du 12 octobre. Le référé contractuel est, lui, ouvert à toute personne ayant un intérêt à conclure le contrat. L’intérêt à agir dans un recours Tropic devrait donc, selon le rapporteur public, être déterminé au regard de l’activité du candidat et de l’objet du marché. « L’ordonnance ne rendra pas caduc la jurisprudence Tropic, estime-t-il. Mais la question est posée et doit être tranchée », a-t-il suggéré aux sages du Palais-Royal. Pourtant, ceux-ci ne profiteront peut-être pas du litige sur lequel concluait Nicolas Boulouis, et opposant le ministère de l’immigration à diverses associations emmenées par la CIMADE, pour répondre à la question.

De l’aveu même du rapporteur public, ce contentieux relatif à l’attribution d’un marché de prestations d’assistance aux étrangers placés en centre de rétention administrative n’est pas forcément le meilleur pour trancher une telle évolution dans le droit des marchés publics. Pourquoi ? Trois des associations qui ont demandé en référé la suspension du marché signé par le ministre le 10 mai, n’ont pas concouru (elles ont juste manifesté leur intérêt pour la procédure), mais n’ont pas non plus fait le lien dans leur requête entre leur intérêt à agir et l’objet du marché…  La jurisprudence Tropic pourrait donc encore perdurer quelques temps. Et un autre aspect du litige pourrait apporter quelque éclairage sur son emploi. Dans le marché contesté, la CIMADE a remporté trois lots. Pourtant l’association demandait au juge de suspendre l’exécution de l’ensemble des lots, y compris des siens. Mais pour Nicolas Boulouis, un candidat ayant remporté plusieurs lots d’un marché ne devrait pas pouvoir attaquer ledit contrat sur le fondement de l’arrêt Tropic. Il a proposé au Conseil d’Etat de rejeter la requête de la CIMADE contre les trois lots qu’elle a remportés.

Urgence et moyen sérieux : deux conditions confondues

Le marché du ministère de l’immigration attaqué sur le fondement de Tropic avait déjà survécu à un recours en référé précontractuel, dont l’issue (un non lieu) est contestée par les associations requérantes. Selon elles, le marché aurait été signé au mépris de l’injonction du juge de ne pas signer, ce qui est condamnable depuis le 6 mars 2009 et la jurisprudence Biomérieux (2).  Cependant, pour le rapporteur public, la solution devrait être ici quelque peu différente. Le ministre a en effet signé le marché le 10 mai 2009, soit après expiration des effets de la suspension qui prenaient fin le 7 mai, mais avant une audience prévue le 13 mai pour que le juge des référés précontractuels statue… Pour Nicolas Boulouis, « l’injonction du juge n’a pas été méconnue ». C’est le juge du référé précontractuel qui « n’a pas statué dans le délai de vingt jours ». Et selon lui, « la rapidité doit prévaloir sur le délai d’injonction », l’ordonnance recours n’étant pas applicable à ce litige. La signature du marché a fait émerger une autre question. Un des lots a été attribué à une association qui n’aurait pas les capacités financières suffisantes, une situation suffisante pour justifier la suspension de son exécution selon Nicolas Boulouis.

Mais cela justifie-t-il pour autant l’urgence ? Dans l’arrêt Biomérieux, l’urgence et le moyen sérieux sont réunis en une seule et même condition. Dans cette affaire, il existe aussi un moyen sérieux : des personnes sont privées de liberté et doivent avoir des garanties quant à la défense de leurs droits. Faut-il pour autant confondre les deux conditions comme l’a fait le juge des référés suspension le 30 mai ?  Pour répondre à cette question, Nicolas Boulouis préfère s’appuyer sur la palette d’outils du juge saisi sur le fondement de la jurisprudence Tropic et sur l’ordonnance recours (article L551-17 du CJA qui confond les deux conditions d’urgence et de motif sérieux) plutôt que sur l’article L521-1 du code de justice administrative (référé suspension « non prévu pour ces litiges », selon le rapporteur public). Suspendre l’exécution du lot litigieux reviendrait à priver les étrangers placés dans les centres de rétentions de garanties. Et le ministère ne pourrait pas, selon Nicolas Boulouis, s’appuyer sur un quelconque texte pour repasser un marché en urgence (3). Pourtant il y a motif à suspension. Aussi le rapporteur public propose-t-il de suspendre tout de même le lot litigieux mais tout en incitant le ministère à passer un avenant jusqu’à ce que le juge statue sur le fond. Tout en précisant bien qu’il ne s’agit là qu’une solution d’espèce et non d’une solution de principe applicable à tout contrat. Le Conseil d’Etat se prononcera dans quelques jours.

(1) Référé contractuel et recours Tropic : ne nous fâchons pas !
(2) Attention au non respect de l’injonction de pas signer le marché
(3) La situation ne correspond pas à l’urgence impérieuse de l’article 35 du code des marchés publics, ni à celle de l’article L1411-2 du CGCT.
 
Bénédicte Rallu © achatpublic.info