Jurisprudence vintage contre réalité de l’achat public

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« La pensée juridique est un va-et-vient continuel entre le concret et l’abstrait, entre le fait et les règles de droit ».
Jean-Louis Bergel (RTD civ., 1984, p. 255-256)



Les juristes se souviennent peut être du fameux article du Professeur Rivéro "Apologie des faiseurs de système" (Dalloz, 1951, chron. XXIII, p. 99-102). Pour mémoire, le Commissaire du Gouvernement Chenot (maintenant on dit "rapporteur public"), dans ses conclusions sur l’arrêt "Gicquel" du 10 février 1950, fustigeait les « faiseurs de systèmes ». Le Professeur Rivéro répliquait en faisant l'apologie de ceux qui d’élaborent des constructions et des classifications des lois et de la jurisprudence « par d’ingénieux systèmes d’idées générales », autrement dit, la « doctrine ». Une doctrine dont Laure Bédier (revoir "achatpublic invite…Laure Bédier") reconnait qu’une partie milite, avec les praticiens, contre le principe d’intangibilité du prix.

La controverse entre l’universitaire et le Commissaire du Gouvernement reposait alors sur la question suivante : dans quelle mesure le juriste doit-il faire abstraction de la situation factuelle pour apporter la réponse ad hoc au problème de droit qui lui est posé ? Autrement dit "réactivité contre prévisibilité" ? Ou encore "la nécessaire stabilité des règles juridiques s’oppose –t-elle à leur évolution en lien avec les réalités concrètes ?"

L’épineuse question de la prise en compte de la hausse des prix dans les marchés publics montre que la question n’est, en fait, toujours pas réglée…
 

Relation épistolaire

Le 11 mai dernier, plusieurs associations d’élus du bloc local écrivent au ministre de l’Economie (relire "Prix dans les marchés publics : les associations d'élus écrivent à Bruno Le Maire") pour lui demander « l'assouplissement des recommandations de l’État ». Car selon elles, « rien n’interdit formellement dans le Code de la commande publique de revoir les conditions d’évolution d’un prix si celles-ci s’avèrent manifestement inadaptées

Bruno Le Maire leur répond par courrier daté du 23 juin (lire "Hausse des prix : Bercy saisit le Conseil d’État pour "pallier l'absence de jurisprudence""). Il rappelle que la circulaire du Premier ministre du 30 mars 2002 relative à l'exécution des contrats de la commande publique (relire "Flambée des prix : l’Etat donne ses consignes par circulaire"), laquelle précise les instruments juridiques à la disposition des acheteurs publics afin de faire face à la hausse des prix, « insiste sur la solution juridiquement sûre consistant dans le versement d’une indemnité en application de la théorie de l’imprévision ». Elle indique que la jurisprudence, en effet, « a posé un principe d’intangibilité du prix (…) ».

Pour Bruno Le Maire, « ce principe paraît faire obstacle à la renégociation sèche du prix stipulé au contrat ou de sa clause de révision, y compris lorsque celle-ci se révèle inadaptée ou aurait pour seul objectif le maintien de l’équilibre économique du contrat initial ».
 

Comme un doute…

Mais le ministre de l’Economie exprime un doute. Il reconnait que « ce cadre juridique peut soulever des questions ». Et décide donc de saisir le Conseil d’Etat d’une demande d’avis « afin de clarifier l’articulation entre ces différentes règles au regard notamment des évolution du droit de l’Union européenne en matière de modification des contrats en cours ».Traduction de France Urbaine : « l’avis du Conseil d’Etat « pourrait tomber assez vite, nous permettant ainsi de pallier l’absence de jurisprudence »
On pourrait ergoter en disant qu’il n’y a pas "absence" de jurisprudence. La circulaire du Premier Ministre s’appuie bien sur la jurisprudence… mais celle remontant aux années 50. Du "vintage", en quelque sorte.

C’est donc bien sur l'adaptation du système de production de la norme et sa réactivité que le Conseil d'Etat va devoir se pencher. Prendre en compte à la fois la règle, la réalité du terrain… et désormais le politique.
 

Volonté politique

Le "politique", car dans les faitsla mise en œuvre de la règle de droit ne devient efficace qu’appuyée par une volonté politique. Une affirmation qu’étaye notre article sur Nantes (lire "A Nantes, la commande publique devient une politique à part entière, avec son élu responsable").
La commande publique mutualisée nantaise veut appliquer tout de suite les principes posées par la loi "Climat et résilience" : « Nous avons mis en place une grille de la sensibilité environnementale de nos marchés, pour identifier leur impact par exemple sur la qualité de l’air, de l’eau, explique le directeur de la commande publique Laurent Gollandeau, avec des feuilles de routes édictées annuellement, en attendant les outils d’analyse de coût global et de cycle de vie promis par le Gouvernement pour 2025 ».

Et les acheteurs publics poussent la réflexion à fond. Si le prix devient problématique, pourquoi ne pas le "neutraliser" (lire "Fixer le prix d’achat : une pratique méconnue des acheteurs publics").
 

Faire sans… ou avec plus

D’autres, et notamment les acheteurs hospitaliers, poussent la logique pragmatique jusqu’à oublier le prix : « Pendant la crise, le prix ne compte pas ; ce sont surtout les disponibilités et l’approvisionnement rapide qu’il faut prendre en compte » (lire "Hôpitaux : après le Covid, acheter Français ? (2/2)") Ils se permettent même un "rappel à la réalité" à l’adresse des politiques se disant ardents défenseurs du local, des circuits courts et de la préférence communautaire tout en même temps : « Je ne suis pas sûr qu’un produit français plus cher soit privilégié par rapport aux produits européens » ; ou encore « Parfois le fournisseur est Français, mais le produit est étranger ou composé d'éléments venant d'ailleurs (Asie, pays de l'est ou d’Afrique du nord)

Question déviance, certains avocats ne sont pas en reste et s’en prennent directement à ce fameux principe d’intangibilité du prix. « Il faut arrêter de faire du juridisme pour du juridisme. Rien de devrait s’opposer, pour répondre à l’intérêt général, ce que l’on mise sur la bonne intelligence des parties à un marché » considère notamment Nicolas Charrel, qui formule "10 propositions chocs" pour répondre à la hausse des prix, « quitte à modifier le code de la commande publique » (relire "Hausse des prix : les 10 propositions chocs du Cabinet Charrel").
 

Quadrangulaire

Au final, ce sont bien les acheteurs qui prennent la main (relire "[Tribune] Pénurie des matériaux : «l’impérative anticipation des crises systémiques»"). « Mieux que de subir ces aléas auxquels nos règles de droit ne peuvent répondre promptement dans ce contexte qui n’est plus celui de leur genèse, il convient de faire preuve d’anticipation en flexibilisant nos futurs marchés». Ce faisant, Laurent Lequilliec (Chef du service prospective & performance des achats à la métropole Toulon Provence Méditerranée) livre à ses collègues quelques conseils pratiques en "ingénierie contractuelle". Un art que tout le monde ne maîtrise pas.

Finalement, la relation binaire "Doctrine/ juge" qui articulait la polémique entre Chenot et Rivero, est un temps, devenue triangulaire (Doctrine/Juge /Politique). Désormais, la réalité du terrain la rend quadrangulaire : l’impulsion, sous le sceau du pragmatisme, émane des praticiens.