Pas d’achat public « simplifié » sans acheteur public

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« J'essaie de ne pas vivre en contradiction avec les idées que je ne défends pas »
Pierre Desproges

Oh le beau décret ! Du genre, "à forts enjeux, mais court et efficace", publié discrètement dans un JO du vendredi… Ce décret, c’est le n° 2024-134 du 21 février 2024 relatif à l'obligation d'acquisition par la commande publique de biens issus du réemploi ou de la réutilisation ou intégrant des matières recyclées et à l'interdiction d'acquisition par l'Etat de produits en plastique à usage unique (lire "Réemploi, réutilisation et recyclage : des obligations d’achat étendues").
 

Ancrer l’économie circulaire

En résumé, il précise que les acquisitions de ces biens peuvent se faire à travers des marchés publics de fournitures, des marchés de travaux et de services, et par le biais de dons. Il indique la liste de catégories de produits, avec des pourcentages minimaux d’acquisition jusqu’en 2030. Des pourcentages exprimés en fonction du montant annuel hors taxes de la dépense consacrée à l’achat de chaque catégorie de produits au cours d’une année civile. Un décret court, opérationnel…
Alors, qu’est-ce qui vaut à ce décret de devenir le point d’entrée d’un édito, dans lequel on a plutôt l’habitude (mauvaise) de râler ?

Car après tout, il faut certainement se féliciter de ce que l’ancrage de l’économie circulaire dans l’achat public se renforce !
D’abord, cela montre que l’on est bien désormais, en matière d’économie circulaire, au-delà de l’effet de communication ou de l’affichage politique et que l'on fait preuve d'une certaine constance.

Ensuite, il appuie là où c’est important. Dans nos colonnes, Natacha Tréhan, maître de conférences en management stratégique des achats à l’Université Grenoble Alpes, a souligné la fécondité du lien entre économie circulaire et les objectifs assignés à l’achat public. « L’économie circulaire est la seule solution qui permette de répondre à plusieurs injonctions a priori contradictoires auxquelles doivent faire face les fonctions achats, aussi bien du secteur privé que public : d’un côté optimiser, voire réduire les coûts ; de l’autre gérer les risques (inflation, pénurie…), limiter l’impact environnemental et social, et s’approvisionner en local » (relire "[Interview] «Réduire, réutiliser, recycler : une vision étriquée de l’économie circulaire»").

Et d’un point vue macro, c’est une économie circulaire pleinement intégrée à la commande publique qui permettra de passer d’une économie de la propriété à une économie de la fonctionnalité et du partage.
 

Une nouvelle occasion de râler

Que du positif, alors qu’à une époque encore récente, on s’interrogeait : « La commande publique est un levier majeur pour l’économie circulaire ? Ou l’inverse ? (relire "Economie circulaire et commande publique : l’œuf ou la poule ?"). Est-ce que finalement, la mise en œuvre d’une économie circulaire n'est pas suspendue à une volonté politique (relire "Pour que l’achat "Economie circulaire" ne tourne plus en rond").
Et puis, l’économie circulaire ne risquait-elle pas d’être perçue comme un bel objectif... beau mais lointain, comme la sobriété (relire "[Interview] Sébastien Maire : « La sobriété, une politique du renoncement"), qui parfois nécessite des précisions : « Attention, sobriété dans l’achat public n’est pas sobriété de l’achat (… C’est) un nouveau cadre d’analyse des achats environnementaux » (relire "[Interview] Nicolas Charrel : « la sobriété, une trajectoire que la commande publique doit intégrer »").

Donc, ce "petit" décret du 21 février a quelque chose de rassurant : des listes, des barèmes, des échéances. Et même des exceptions (situations dans lesquelles l'utilisation de sacs poubelle en plastique à usage unique est nécessaire pour des raisons de santé ou de sécurité) qui montrent que le tout a été bien réfléchi.

Oui mais… Sérieusement… Vous ne pensiez-pas tout de même pas qu’on n'allait pas râler, même un peu ?
 

Fournir, encore, des données

Parce que sur le papier, c’est beau. Mais cela reste des manipulations de données à faire. A l’heure ou la simplification, notamment dans la commande publique, est devenue le but ultime, une nouvelle "extraction de données" n’est peut-être pas la bienvenue.
Réaction d'une directrice de la commande publique sur les réseaux sociaux : « Cela suppose qu'on soit capables d'identifier en 2025, non pas les marchés, mais tous les montants dépensés dans les 17 catégories et ensuite de connaître le taux d'achats de produits recyclés ou issus du réemploi ou de la réutilisation sur ces mêmes catégories pour pouvoir afficher sur un portail lesdits chiffres... Je pense que les directions de la commande publique ont mieux à faire que de monter des usines à gaz à des fins statistiques ! »

Est-ce donc que c’est une vue de l’esprit ? Si l’on en croit les propositions du rapport parlementaire de simplification, non (relire "Simplification : le rapport parlementaire propose "des supports contractuels novateurs""). Il faut fluidifier la commande publique, quitte à s’exonérer des procédures dites contraignantes (en relevant, par exemple, les seuils pour les marchés innovants).
Et comme l’écrit dans nos colonnes Me Sophie Lapisardi, la simplification de la commande publique pour les entreprises, cela passe aussi par la simplification des taches des acheteurs publics : « Il faut aussi faciliter le travail administratif des acheteurs et repenser leur propre parcours : chaque année, ils se voient chargés de nouvelles missions sans que leur fonction soit repensée tout comme les outils pour la mener à bien » (lire [Tribune] Sophie Lapisardi : « Pour simplifier l'achat public, il faut de l'audace et la participation de tous»").
 

D’un décret du 21 février… à un autre du 21 février

Et si l’on se place, à nouveau, en vision macro, le message du "petit" décret du 21 février permettant d’ancrer l’économie circulaire dans la commande publique pourrait passer inaperçu, après les annonces de retour de l’austérité budgétaire, qui n’épargne pas l’environnement. Malheureux hasard de calendrier de publication ! Le jour même où il est publié, un autre décret porte annulation de crédits et impacte directement les politiques environnementales. C’est ballot…

Selon nos collègues de Maire-Info (lire "Suppression de 10 milliards d'euros de crédits : les collectivités frappées à tous les étages") décryptant le décret n° 2024-124 du 21 février 2024 portant annulation de crédits, le plan de dix milliards d'euros d'économies supplémentaires pour 2024 vient taper dans différents programmes des ministères et particulièrement le ministère de la Transition écologique « C’est bien le ministère de Christophe Béchu qui paye le plus lourd tribut à ce plan d’austérité qui ne dit pas son nom » relève Maire-Info .« Ce sont 2,138 milliards d’euros qui sont supprimés d’un coup dans le budget de ce ministère, alors que l’exécutif ne cesse de répéter que le changement climatique est au cœur de toutes ses préoccupations ».


Allez. Remettons à l’ordre du jour, et adaptons-le nos propos, un slogan des années 70 :
« en France, pour faire de l’achat durable, on n'a pas de moyens ... mais on a des acheteurs publics ! »