[Tribune] Sophie Lapisardi : «Pour simplifier l'achat public, il faut de l'audace et la participation de tous»

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"Karine est chef d’entreprise. Elle trouve que l’accès aux marchés publics est facile et que les formalités administratives sont réduites à la portion congrue". Sophie Lapisardi (Avocat spécialiste en droit public Cabinet Lapisardi Avocats et Présidente de Lexclair) réagit au dernier rapport préconisant de " simplifier la commande publique". Une utopie ? Non... à condition qu'acheteurs publics, Etat et Europe prennent de vraies mesures, car «Le constat est malheureusement clair : l’accès à la commande publique va de mal en pis». Et pourtant...ll suffit de prendre le problème à bras-le-corps.


Karine est chef d’entreprise. Elle trouve que l’accès aux marchés publics est facile et que les formalités administratives sont réduites à la portion congrue.
Chaque matin, elle recherche de nouvelles opportunités de décrocher un marché public.

► Elle se connecte à la plateforme qui réunit tous les avis de publicité de tous les acheteurs publics ou privés soumis à la commande publique. En un coup d’œil, elle détecte les nouveaux avis qui l’intéressent. Elle en attend certains pour lesquels les acheteurs ont organisé une réunion d’information sur la programmation de leurs achats.

► Tout en terminant son petit-déjeuner, elle consulte l’avis qui l’intéresse le plus (la plateforme intègre une fonctionnalité qui permet de classer les avis par ordre décroissant d’intérêt pour Karine ; une sorte de Netflix de la commande publique). Grâce à une refonte en profondeur des avis, ces derniers sont un vrai premier point de contact pour les entreprises (sans compter que ses interlocuteurs acheteurs le trouvent beaucoup plus facile à remplir que les anciens e-forms). L’ergonomie de l’avis a été repensée et, en quelques secondes, elle a trouvé les informations clés qui confirment son intérêt pour cette consultation. Le délai de réponse est suffisant pour lui permettre de préparer un dossier ; elle est vraiment intéressée...

► L’accès au DCE (dossier de consultation des entreprises) est fluide ; en quelques clics, Karine consulte le règlement de la consultation. Il est rédigé en langage juridique clair ; pensé pour elle, utilisatrice ; et comporte quelques éléments visuels qui le rendent plus engageant. Elle trouve facilement les informations qui l’intéressent et notamment les critères de sélection des offres et les éléments à communiquer à l’acheteur.
Sur ce dernier point, elle n’est pas très inquiète ; désormais, finies les corvées de recueil des attestations fiscales et sociales en tout genre : son SIRET est préenregistré dans la plateforme et sa candidature préremplie (l’Etat le fait bien avec notre déclaration fiscale préremplie, il pouvait donc le faire pour la candidature des entreprises aux marchés publics). Un rapide paramétrage sur la plate-forme permet un remplissage immédiat des données financières et autres informations générales et récurrentes. Elle peut se concentrer sur l’essentiel : l’exposé de ses références.

► Elle consulte ensuite les éléments relatifs à l’offre, le cœur de sa proposition.
Le besoin est clairement défini, elle comprend ce que souhaite l’acheteur, ce qu’il attend de son prochain titulaire. Aucune contrariété entre les différents documents contractuels, tout est clair. D’ailleurs, l’acheteur a veillé à limiter les couches du millefeuille contractuel ; les documents se comptent sur les doigts d’une main. De plus, les documents contractuels et notamment le CCAP (cahier des clauses administratives particulères) sont rédigés eux aussi en langage juridique clair, structurés selon sa logique et comportent quelques éléments visuels qui le rendent plus engageant et accessible.
Précision importante : le CCAG (cahier des clauses administratives générales) est devenu plus clair, plus accessible et plus engageant. Terminés les phrases avec incises et les passages ambigus ; ce n’est pas son livre de chevet mais désormais elle le comprend. Ces documents contractuels lui inspirent confiance : elle sait à quoi elle va s’engager. Elle commence déjà à imaginer sa proposition.
Les critères de sélection des offres sont clairs et le cadre de mémoire technique est en harmonie avec les critères de la valeur technique. Elle sait que la valeur ajoutée de sa société sera bien mise en valeur par les critères de sélection.

► Karine planifie une réunion avec son équipe pour préparer leur proposition. Bien sûr, elle est consciente qu’elle devra y consacrer du temps mais 95 % de ce temps sera consacré à la mise en valeur de son savoir-faire. L’administratif est devenu résiduel...
 

Une utopie ?

Sûrement pas. Mais pour que l’histoire de Karine soit celle de toutes les entreprises, il faut prendre de vraies mesures.
Depuis des années, l’Etat promet une simplification en matière de commande publique à grands coups d’annonces et de guides. Les dernières propositions (rapport parlementaire "Rendre des heures aux Français - 14 mesures pour simplifier la vie de nos entreprises" du 15 février 2024 - NDLR relire " Simplification : le rapport parlementaire propose "des supports contractuels novateurs"") présentées comme « une véritable révolution dans l’accès des TPE et PME aux marchés publics » sont encore très loin des attentes des entreprises et des acheteurs.
Détaillons-les.

1ère mesure - Le rapport propose de « centraliser les avis de publicité de l’Etat, de ses établissements publics, des hôpitaux et des établissements publics sur PLACE » . On peine à comprendre où est la « révolution » : c’est déjà le cas pour la plupart de ces acheteurs ou sur le point de l’être. Ce dont les entreprises ont besoin c’est d’une plateforme qui centralise tous les avis. Alors que le premier principe de la commande publique est le libre d’accès, trouver les avis de publicité relève véritablement du parcours du combattant. Il faut consulter des dizaines de plateformes pour compiler tous les avis. Cette plateforme unique est annoncée depuis des années mais elle n’est manifestement pas une priorité alors qu’elle devrait l’être.

2ème mesure - Le rapport propose de « généraliser le recours au marché public simplifié qui permet aux entreprises de répondre à un marché public avec leur seul numéro SIRET. ». Commençons déjà par le resusciter ! Le MPS (marché public simplifié) a été supprimé en 2019 au profit d’un « DUME simplifié » qui ne comporte de simple que son nom et qui est d’ailleurs boudé par les acheteurs et les entreprises.

A l’heure de l’intelligence artificielle, la commande publique est restée à l’âge de pierre

Il faut centraliser toutes les informations administratives, fiscales et sociales et libérer les entreprises de cette course aux attestations et informations récurrentes.
Oui, il est impératif de limiter à la portion congrue les formalités administratives. Il faut centraliser toutes les informations administratives, fiscales et sociales et libérer les entreprises de cette course aux attestations et informations récurrentes. A l’heure de l’intelligence artificielle, la commande publique est restée à l’âge de pierre.

3ème mesure - Le rapport propose également de « créer des supports contractuels novateurs, dédiés à donner un accès simple aux solutions innovantes matures, en dépassant par exemple le plafond de 100 000 € pour les achats innovants sans procédure de publicité ni mise en concurrence préalable ».
Commençons par les achats innovants : ces achats peuvent être passés sans publicité ni mise en concurrence jusqu’à 100.000 euros. Mais les acheteurs craignent d’y recourir car les critères de l’achat innovant sont flous. Or, alors qu’ils attendaient une clarification, la loi de finances pour 2024 a apporté plus de confusion en ajoutant un cas bien spécifique de recours à l’achat innovant. Dans ce contexte, est-ce qu’augmenter le plafond de 100.000 euros va résoudre le problème ? Assurément non.

Augmenter le plafond de 100.000 euros pour les marchés innovants va résoudre le problème ? Assurément non.

Quant aux « supports contractuels novateurs » nous sommes curieux d’en connaître le détail. Sont-ils nécessaires ? Rien n’est moins sûr.

La commande publique souffre d’un problème majeur : sa complexité pour tous les acteurs. Elle est régulièrement présentée comme une partie de la solution des problèmes de notre société (dernier exemple lors de la crise agricole). Alors donnons-nous les moyens de la rendre plus accessible aux entreprises et plus performante pour les acheteurs.
Le rapport de la Cour des comptes européenne est révélateur d’un mal qui touche toute l’Europe : l'objectif de la réforme de 2014 (directives), qui était de simplifier les démarches administratives, n'a pas été atteint. Au contraire, les procédures ont vu leur durée augmenter de 50 % sur dix ans. ( NDLR : relire "Commande publique européenne : la concurrence en régression. "Mais que fait la Commission ?"" - "Concurrence en berne : la Commission répond à la Cour des comptes" et "Faible concurrence dans les marchés publics de l’UE : un échec des directives européennes ?").
Cette complexification est critiquée tant par les candidats que par les acheteurs qui la comparent aux processus plus souples du secteur privé. Le constat est malheureusement clair : l’accès à la commande publique va de mal en pis.

Nous pouvons tous agir pour faciliter l’accès à la commande publique. Mais pour cela il faut prendre le problème à bras-le-corps.
 

Les acheteurs

Les entreprises réclament une bonne définition du besoin. Bien sûr, c’est une obligation mais si l’on en croit les entreprises, ce n’est pas une réalité.
Les entreprises dénoncent « un langage plus intelligible pour les usagers, à la fois dans les textes de lois, les réglementations, les instructions, les courriers de l'administration » (rapport final « les rencontres de la simplification » janvier 2024 - NDLR : relire "Plus simple ; moins de démat ; plus d’accompagnement : «l’appel des entrepreneurs»").
Rendons le dossier de consultation plus clair, plus accessible, plus engageant. Faisons du tri dans les attestations demandées (je vois encore trop de doubles attestations demandées aux entreprises). Clarifions ce qui est attendu des entreprises et les documents contractuels.

Rédigeons des contrats pour leurs vrais utilisateurs : des non-juristes !

Un contrat plus clair, c’est un contrat qui est mieux compris par tous les acteurs (y compris internes) et qui sera mieux respecté par les entreprises. C’est aussi un contrat qui inspire confiance. Rédigeons des contrats pour leurs vrais utilisateurs : des non-juristes ! Des techniques existent et notamment le langage juridique clair. Il ne s’agit pas de perdre en précision ou rigueur juridique. De nombreux acteurs du secteur public rendent leurs contrats plus clairs (mutuelles, assurances, banques, secteur agroalimentaire…); la commande publique ne doit pas être une exception.

Multiplions les échanges acheteurs/entreprises en amont du lancement des consultations. Les acteurs doivent se connaître, se parler. Les entreprises dénoncent régulièrement le manque de transparence. Les acheteurs pourront ainsi développer leur « marque acheteur » et combattre le manque de confiance des entreprises envers le secteur public (Baromètre CINOV 2023 - NDLR : relire "Accès à la commande publique des PME : « un manque de confiance persistant entre les entreprises et le secteur public »").
 

L’État français

Ce serait trop facile de se retrancher derrière les directives européennes. Un véritable choc de simplification s’impose. Faisons travailler des acteurs de l’achat, des entreprises, des designers … pour simplifier le parcours de l’entreprise.
Il faut aussi faciliter le travail administratif des acheteurs et repenser leur propre parcours. Chaque année, ils se voient chargés de nouvelles missions sans que leur fonction soit repensée tout comme les outils pour la mener à bien.

Il faut aussi faciliter le travail administratif des acheteurs et repenser leur propre parcours : chaque année, ils se voient chargés de nouvelles missions sans que leur fonction soit repensée tout comme les outils pour la mener à bien

La dernière aventure rocambolesque de la mise en place des formulaires e-forms en est l’illustration même. Les acheteurs se sont sentis bien seuls. Enquêtons auprès des acheteurs publics ; ils sont en première ligne et pourtant, les grands oubliés des différentes enquêtes. Ils doivent aussi s’exprimer !

Clarifions aussi les textes. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de lois, de règlements et de documents contractuels (CCAG) abscons. La clarté induit la confiance.
 

L’Europe

Le rapport de la Cour des comptes européenne est une bonne base de départ pour repenser une nouvelle commande publique européenne.
Comme le résume Helga Berger, membre de la Cour des comptes européenne responsable de l’audit «La Commission européenne devrait présenter un plan d’action pour surmonter les principaux obstacles à la concurrence et réveiller l’intérêt des entreprises pour les marchés publics.» Là encore, il faut repenser les parcours acheteurs et entreprises. La dernière mésaventure des formulaires e-forms doit servir de leçon.

Il faut repenser les parcours acheteurs et entreprises. La dernière mésaventure des formulaires e-forms doit servir de leçon

La négociation ? Revoyons effectivement le rapport à la négociation. Elle ne doit pas remplacer une bonne définition et n’est pas toujours nécessaire, mais il n’est pas normal que la négociation reste encore une exception pour la grande majorité des acheteurs publics (pouvoirs adjudicateurs au-dessus des seuils européens).

Il faut une prise de conscience individuelle et collective, de l’audace et la participation de tous les acteurs pour faire de la commande publique un vrai levier de développement des entreprises.

 
NB : Pour cette fiction, il fallait bien une photo générée par l’IA (Dall-E).