Le secret des affaires face au référé précontractuel

partager :

Marc Sénac de Monsembernard, avocat au cabinet KGA, fait le point sur les risques d’utilisation ou d’instrumentalisation à des fins concurrentielles du référé précontractuel.

Saisi par un candidat évincé au terme d’une procédure de dialogue compétitif  pour l’attribution d’un marché public d’externalisation du ministère de la défense (1), le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Versailles a procédé à une substitution de motif en jugeant que l’offre, rejetée comme n’étant pas économiquement la plus avantageuse, aurait dû, en tout état de cause, l’être compte tenu de son irrégularité : le candidats avait, en effet, déposé deux offres de base (2). Par voie de conséquence, et compte tenu du fait que le pouvoir adjudicateur étant en situation de compétence liée pour écarter l’offre, la requête de la société requérante ne pouvait qu’être rejetée, faute pour cette dernière de pouvoir établir une quelconque lésion qui découlerait d’éventuelles irrégularités de la procédure de passation. L’ordonnance, dont la motivation n’a pas été contestée, peut certes, étant donné la faculté du juge administratif de statuer par prétérition sur les moyens inopérants, frustrer les parties d’une réponse sur le bien fondé et la portée de leur argumentation : argumentation du requérant, sans doute, mais argumentation de la défense aussi. En effet, à la lecture des visas de l’ordonnance, une question apparaît, qui pourrait devenir récurrente dans le contentieux du contrat et, notamment, dans les procédures de référé précontractuel. Celle des conséquences virtuellement anticoncurrentielles des procédures contentieuses, compte tenu de l’absence de position de principe sur la manière d’articuler trois contraintes encadrant le déroulement du procès administratif : le respect du principe du contradictoire, la protection du secret des affaires et l’obligation pour le juge, d’épuiser son office.

Communication d’informations et secret des affaires

Dans un premier temps, la société requérante soutient, entre autres moyens, « qu’il est impossible pour la requérante de connaître le détail exact de la notation de ses offres et de celles de l’attributaire », puis, dans un second temps, que « la non communication du prix est de nature à léser ses intérêts », « que l’écart de 30% [de notation du critère prix] est anormal compte tenu des coûts incompressibles pour ce type de prestation » et « que les modalités d’application du critère du prix n’ont pas été de nature à refléter l’écart réel entre les offres des candidats » pour enfin contester, dans son ensemble, la régularité de la méthode de notation reposant sur des scénarios de commande. Statuer sur le moyen aurait pu exiger que soient communiqués non seulement le montant total du marché, mais aussi la méthode de notation, donc les différents scénarios utilisés pour noter le critère prix ainsi que, pour vérifier que les offres n’ont pas été notées de manière discriminatoire, la grille de prix de chacun des candidats. Or, une telle communication aurait pour effet de faire connaître aux opérateurs économiques du secteur concerné, ou du moins, aux parties et intervenants à la procédure, la méthode d’élaboration par les candidats de leur offre dans des conditions telles que le principe de libre concurrence serait susceptible d’être remis en cause pour les consultations à venir, chacun des candidats potentiels ayant acquis, grâce à une procédure contentieuse, une connaissance approfondie de la politique de prix de ses concurrents.

Le principe du contradictoire

« Serait-il souhaitable que, pour assurer la protection du secret des affaires, le juge administratif puisse, à l’initiative d’une partie, accueillir pour lui-même un mémoire comportant des éléments différents de ceux communiqués à la partie adverse ? », s’interrogeait récemment le professeur Denys de Béchillon (3). A cette question, l’auteur apportait une réponse négative, la limitation du principe du contradictoire heurtant les droits fondamentaux, notamment le principe d’égalité entre les justiciables, l’égalité des armes entre les parties, ainsi que le principe de l’impartialité du juge. Il proposait de s’en tenir aux principes généraux rappelés par l’arrêt Banque de France c/Huberschwiller (4)  selon lesquels, « d'une part, qu'il appartient au juge administratif de requérir des administrations compétentes la production de tous les documents nécessaires à la solution des litiges qui lui sont soumis à la seule exception de ceux qui sont couverts par un secret garanti par la loi » et « d'autre part, si le caractère contradictoire de la procédure exige la communication à chacune des parties de toutes les pièces produites au cours de l'instance, cette exigence est nécessairement exclue en ce qui concerne les documents dont le refus de communication constitue l'objet même du litige ». Pour autant, le professeur de Béchillon réserve l’hypothèse, qu’il ne traite pas et dont il estime qu’elle pourrait devoir recevoir une réponse spécifique, dans laquelle certains requérant peuvent exercer un recours dans des conditions telles que, nécessairement, leur(s) concurrent(s) serai(en)t contraint(s) de dévoiler, en défense, des informations couvertes par le secret des affaires, que cette issue soit, en réalité, l’objet même du recours ou seulement la conséquence nécessaire. Voila qui ne peut que conduire à revenir à la réflexion, déjà ancienne mais qui demeure actuelle, du professeur Laurent Richer : « La transparence comme la démocratie est parée de tous les prestiges d’une légitimité d’évidence. Il pourrait donc sembler que, comme la démocratie, la transparence n’a pas d’ennemis. Tel n’est, pourtant, pas le cas ; la transparence en matière de marchés publics peut ne pas être reconnue comme légitime », « une conciliation s’impos[ant] dans certains cas avec les exigences de l’opacité » (5).

Une question demeure…

La question à laquelle n’a pas eu à répondre le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Versailles, vu le moyen qu’il a retenu, est bien celle là : doit-on accueillir, sur la base de simples allégations développées dans le but de créer un doute sur la régularité d’une procédure de passation, un moyen dont pourtant le bien-fondé ne pourrait être que présumé en l’absence d’une réponse que les parties défenderesses ne seraient susceptibles d’apporter sans dévoiler un secret protégé par la loi et, en l’espèce, sans communiquer des informations couvertes par le secret des affaires ? En fonction du moyen retenu, l’ordonnance du juge du référé précontractuel a eu pour effet de ne pas traiter les difficultés que posaient les moyens de la société requérante, dont on ne saurait soutenir, de manière unilatérale et sans présomption, qu’ils étaient difficilement surmontables mais qui soulevaient une question qui ne pourra demeurer durablement sans réponse.

(1) L'objet du marché était  la mise à disposition d’heures de vol et d’heures d’utilisation d’entraîneur pour la formation de pilotes de transport, et la mise à disposition d’heures de vol pour des mission de liaisons des armées.
(2) TA Versailles, 8 novembre 2011, société Défense conseil international, 1105829
(3) « Principe du contradictoire et protection du secret des affaires », RFDA 2011, p. 1107
(4) CE sect. 23 décembre 1988, Rec. Lebon, p. 464
(5) L. Richer, « La transparence et l’obstacle », in Contrats publics – Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Guibal, Presses de la Faculté de droit de Montpellier, 2006, p. 175