La commande publique à l’heure de quelques choix stratégiques

  • 23/04/2020
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"La réalité ne pardonne pas une seule erreur à la théorie"
Léon Trotski



Il ne faut pas se leurrer : si certains comportement auto-centrés se sont, et à vrai dire sans surprise, manifestés très rapidement dès le début de la crise sanitaire, les actes plus responsables de soutien de la commande publique, bien que salués par tous, pourraient, eux, disparaître avec la crise …

Partons du constat dressé le 20 avril par la Délégation aux entreprises du Sénat : « de nombreuses entreprises, surtout des PME-TPE, témoignent être saisies à la gorge à cause du non-respect des engagements de paiement de leurs clients». Les sénateurs observent que l’effet de sidération a provoqué des comportements de deux types. Certaines entreprises ont donc eu des « comportements exemplaires » ; d’autres ont agi « de façon autocentrée, en s’assurant des réserves de trésorerie, au détriment de leurs prestataires et quand bien même cela pouvait leur nuire à plus long terme ». Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises, ménage cependant les acheteurs publics : « les dérogations importantes au régime de droit commun restent à l’appréciation des acheteurs qui doivent donc se montrer volontaristes pour les mettre en œuvre » (lire son interview donnée à achatpublic.info  "Le nombre de sollicitations et de médiations adressées au Médiateur des entreprises a été multiplié par 10").

Il se pourrait alors que les nombreux appels au soutien, par les acheteurs publics, de leurs prestataires (lire la tribune de Lucie Henriques "Il existe bien un intérêt commun entre acheteurs et entreprises" et relire la tribune de Bénédicte de Lataulade "Élus et acheteurs publics, ne mettez pas les bureaux d’études à l’arrêt ! ") qui font appel, pourrait-on presque écrire, à une gestion contractuelle "en bon père de famille" se suffisent pas. Les bonnes résolutions des acheteurs, publics et privés, vis-à-vis de leurs fournisseurs, pourraient s’estomper quand les temps reviendront à la normale.
 

Une nouvelle approche

Elémentaire, non ?  : ce que met particulièrement en évidence la crise, c’est qu'un achat public, seul, ne sert à rien. Il n’a de sens que si l’approvisionnement suit. Une autre façon de dire que oui, décidemment, la commande publique ne peut se résumer au respect d’un corpus de contraintes et limites juridiques, et se limitant aux procédures de passation des contrats. Un bon présage : deux nouveaux mastères, qui devraient accueillir leurs étudiants après l’été (lire "Cap sur le management des achats du secteur public dans les Mastères de 2020") semblent largement anticiper cette orientation : « Les formations classiques sur les marchés publics n’apprennent pas à leurs étudiants ou stagiaires à avoir une approche TCO, à faire du sourcing, à négocier et à gérer les fournisseurs » et « La crise liée au Covid-19 montre l’importance pour un pouvoir adjudicateur de s’intéresser à la chaîne d’approvisionnement » expliquent leurs responsables.
 

Trois pistes

Ce qu’aura certainement révélé la crise du covid-19 aux acheteurs publics, c’est le manque d’anticipation et la faiblesse des outils en termes de réacivité : peu nombreux ou insuffisants quant à leur capacité à répondre vite aux besoins. Il y a deux façons d’anticiper la survenance d’une future crise, sanitaire ou de toute autre nature : soit prévoir un régime d’exception ; soit enrichir le dispositif de droit commun  de nouvelles dispositions permettant une plus forte réactivité de l’achat public. Trois pistes se dessinent.
- La première, a minima, repose sur la "créativité" des acheteurs publics. Par exemple, en introduisant de nouveaux critères dans les appels d’offre, qui tiendraient par exemple à la rapidité de livraison, à la maîtrise de la technologie proposée ou du cycle de production.
- La deuxième, ce serait de prévoir un dispositif « urgence », dérogatoire, mais activable rapidement. Un article 16 de la commande publique, en quelque sorte, mais soumis à contrôle a posteriori.
- L’autre piste, ce serait de fixer un cadre pour l’achat stratégique. Séduisant, non ? Mais cela implique un travail impressionnant. Le Conseil national des achats vient de se lancer dans l’entreprise (relire "Le CNA milite pour la relocalisation des achats stratégiques").
 

Cartographie et label stratégiques

Un travail fastidieux, fondé sur une cartographie des dépenses d’achats permettant d’identifier les produits les plus susceptibles de revêtir le label « achat stratégique ». Un travail également très politique, au moins pour trois raisons. D’abord, lister les produits et services susceptibles de bénéficier d’une telle qualification, c’est par essence un choix lourd de conséquences économiques. Politique aussi, car cela sous-tend cette fameuse réindustrialisation qui fait l'objet de tant de débats télévisés (on se souvient : la commande publique, sans approvisionnement, cela ne sert pas à grand-chose !). Politique, enfin, car cela confine également à la notion d’achat local qui pourrait aussi se traduire par "relocalisation". Autrement dit, l’achat local (relire : "« Préférence locale » : les trucs et astuces du gouvernement") que beaucoup persistent à confondre avec les 'circuits courts' (relire "Restauration collective : « circuit court », cela ne signifie pas critère géographique ").

Il n’empêche, même avec quelques fausses notes, cette petite musique qui se fait de plus en plus entendre…
 
Jean-Marc Joannès