Commande publique de crise... ou crise de la commande politique ?

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"A force de sacrifier l'essentiel à l'urgence, on finit par oublier l'urgence de l'essentiel"
Edgar Morin


C’est avec une rapidité à souligner que le Gouvernement a fait passer de nouveaux assouplissements à la commande publique, par une ordonnance elle-même annoncée quelques jours à peine après la survenue des « événements » (relire "Reconstruction en urgence : et hop ! Une ordonnance pour déroger au code").
Des mesures temporaires, pour une durée de neuf mois, pour permettre aux collectivités et établissements publics de reconstruire après les dégâts perpétrés lors des événements du 27 juin au 5 juillet. Un dispositif complet, puisque la DAJ, dans un tempo parfait, a publié coup sur coup le 26 juillet et le 3 août, deux fiches techniques (lire "Reconstruction en urgence : la commande publique assouplie pendant 9 mois" et "Dommages survenus en cours de chantier : quel partage de responsabilité ?").
Il faudrait une bonne dose de mauvaise foi pour ne pas souligner cette réactivité. Oui mais...
 

Commande politique

Ce que réclament les acheteurs publics, c’est au premier chef de la stabilité, au sens de "prévisibilité", au moins à moyen terme, de la règle. Il ne s’agit de figer la réglementation, de la cristalliser. D’ailleurs, le rapport d’activité 2022 de la DAJ (lire "2022 : une année chargée pour la DAJ") montre à quel point la réglementation est loin d'être enlisée dans la routine...

Pour preuve aussi, et de façon plus large, les orientations politiques de la commande publique, comme les réponses au dérèglement climatique, à la crise énergétique, à la hausse des prix, à l’égalité femme/hommes ne sont jamais remises en cause. Parfois, certes, les modalités d’exécution de ces orientations politiques de l’achat public, le tempo fixé, ou les moyens dédiés suscitent quelques crispations. Mais jamais les objectifs. Ce serait oublier la nature par essence politique de la commande publique, puisqu’il s’agit bien d'abord d’encadrer la bonne utilisation des deniers publics. Le droit de la commande publique n’est qu’un moyen, et certainement pas une finalité.
 

Rapidité ... et mises en garde

On comprend bien que les derniers assouplissements du code pour faciliter la reconstruction, d’une part, ont été pris sous le sceau de l’urgence ; d’autre part, ont pour principal objectif la rapidité. C’est le sens de leur limitation à neuf mois...

Mais à vouloir aller trop vite, on peut trébucher. Et la DAJ en vient à conseiller le respect de certains principes dont l’urgence ne peut justifier l’« omission ». Dans la fiche technique du 27 juillet, elle rappelle le champ limité des nouvelles dérogations  (les travaux de reconstruction), les objectifs précis à atteindre (faciliter le retour au fonctionnement normal des services publics dans les meilleurs délais) et, surtout, que les dérogations autorisées par l’ordonnance du n° 2023-66 du 26 juillet 2023 ne dispensent pas du respect de certains grands principes du droit de la commande publique : l’égalité de traitement des candidats, l’exigence constitutionnelle de bon usage des deniers publics. Et même la transparence (avec le rappel de l’obligation de publication des données essentielles des marchés publics).

Le risque que semble avoir anticipé la DAJ, c’est l’effet d’aubaine. Au point qu’elle précise dans cette fiche technique que « Les acheteurs qui auront recours à cette procédure dérogatoire devront veiller à conserver tout document permettant de démontrer que son usage était justifié au regard des conditions prévues par l’ordonnance et que la mise en concurrence des entreprises a été effectuée de manière régulière ». C’est certainement prudent. On se souviendra qu’après le passage de l’ouragan "Irma", l’été 2017, la Cour des comptes avait rappelé les limites du recours au gré à gré en cas d’urgence impérieuse, dans son rapport concernant les marchés de reconstruction sur le territoire de Saint-Martin (relire "L’urgence impérieuse : une dérogation éphémère aux règles de mise en concurrence").

Quant à la seconde fiche technique, celle du 3 août 2023 (et si on se montrait un tantinet prétentieux), on pourrait considérer qu’elle répond aux difficultés possibles entre maître d’ouvrage et entrepreneurs que nous avions anticipé dans ces colonnes (relire "Emeutes urbaines : vers des conflits entre maîtres d’ouvrage et entrepreneurs ?").
 

Les "circonstances" aux manettes ?

Le dispositif de reconstruction en urgence des bâtiments publics n’est donc pas en lui-même contestable. En revanche, il peut susciter quelques interrogations sur l’art et la manière de légiférer. Relève-t-il des « lois de circonstances », comme nous l’avions envisagé (relire "Violences urbaines : l'urgence prendra-t-elle la main sur le Code de la commande publique ? ") ? Probablement : c’est tout simplement un dispositif de « réaction ».

Le recours aux lois de circonstances est-il problématique ? Certainement. D’une part, comme nous l’avons vu, elles sont par essence prises sous le sceau de l’urgence, pour ne pas dire de la précipitation ; d’autre part, leur multiplication n’est pas bon signe : elle fragilise l’édifice juridique, auquel on ne fait pas appel pour « gérer » l’urgence. Ou alors, c’est que celui-ci n’est pas efficace, incapable de gérer les situations de crise. Est-ce le cas ? La gestion de la hausse des prix dans les contrats publics a pourtant fait appel et articuler à des mécanismes juridiques éprouvés, comme l’imprévision. Par ailleurs, l’article L. 2122-1, justement relatif à la procédure de passation sans publicité ni mise en concurrence, n’a-t-il pas été introduit dans le code de la commande publique pour répondre aux « urgences particulières » ?

Ces lois de circonstances sont-elles en expansion ? Les énumérer n'apporterait rien. Rappelons-nous simplement le dispositif d’urgence dérogatoire pour faciliter la reconstruction de Notre Dame (loi n° 2019-803 du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet).

Les lois de circonstances se développent-elles selon une logique continue ? Il faut rappeler la réponse du Gouvernement en octobre 2020 (Réponse ministérielle à la question n° 23726, JO AN 20 octobre 2020 et relire "Pas de mécanisme « urgence impérieuse » pour faire face aux conséquences économiques de la destruction d’un bâtiment public") : « Une disposition législative ou réglementaire qui qualifierait toutes les situations de ce type d'urgence impérieuse pour déroger aux règles de publicité et de mise en concurrence préalable pour la passation des marchés publics placerait par ailleurs la France en situation de manquement à ses obligations de transposition du droit européen, conformément à la jurisprudence du Conseil d'Etat et ne protégerait pas les marchés publics ainsi passés contre le risque d'annulation ».

Oui, mais c’était en octobre 2020. Depuis, on en a vu passer, des crises...