Violences urbaines : l'urgence prendra-t-elle la main sur le Code de la commande publique ?

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« La folie, c'est se comporter de la même manière et s'attendre à un résultat différent » Albert Einstein

Connaissez-vous le livre VII de la partie "marchés publics" du code de la commande publique (CCP) ? Vous savez, ce volet, intégré dans ce corpus durant la pandémie de Covid-19, qui définit les règles applicables en cas de circonstance exceptionnelle. Une nouveauté introduite par la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique, dite "loi ASAP". Un texte qui semble être tombé dans l’oubli depuis (consulter notre dossier "loi ASAP"). Quant au dispositif du livre VII, il n’a jamais été, pour l’heure, appliqué.
 

Loi ASAP, le retour ?


Alors pourquoi l’évoquer aujourd’hui ? La France connaît ces derniers jours une "vague" de dégradations de biens publics et de bâtiments publics. Après une annonce du Président de la République voulant raccourcir les délais de construction, un texte vient d’être présenté cette semaine au Sénat.
Article 5 de la proposition de loi d’urgence "pour la reconstruction des bâtiments et équipements publics endommagés lors des émeutes du mardi 27 juin 2023 et des jours suivants" : « Pour la réalisation des travaux nécessaires à la réfection et à la reconstruction des bâtiments et des équipements publics affectés par les actes de dégradation et de destruction liés aux évènements de voie publique survenus depuis le 27 juin 2023, l’acheteur peut passer des marchés sans publicité ni mise en concurrence préalable. Les marchés concernés sont limités aux prestations strictement nécessaires pour faire face à la situation d’urgence ».

La rédaction, traitant l’actualité sous l’angle "achat public", se met alors à songer… ne veut pas y voir dans cette proposition : une simple loi de circonstance... mais à imaginer dans ce projet d’article une occasion pour peut-être déclencher le dispositif du livre VII..
Selon l’article L. 2711-1 du CCP, lorsque l’existence de circonstances exceptionnelles ou la nécessité de mettre en œuvre des mesures temporaires tendant à faire face à des circonstances exceptionnelles qui affectent les modalités de passation ou les conditions d’exécution d’un marché public, un décret peut prévoir l’application de l’ensemble ou de certaines des mesures aux marchés publics en cours d’exécution, en cours de passation ou dont la procédure de passation n’est pas encore engagée (relire "Loi ASAP : les 10 points-clés "commande publique"").
 

Des outils déjà présents dans le CCP


Encore faut-il que les évènements de ce début du mois de juillet puissent être qualifiés de circonstance exceptionnelle. Quoi qu’il en soit, la rédaction se saisit de cette perche, sort les archives, pour relancer ce débat : "circonstance imprévue" conçu dans le cadre des modifications contractuelles, "circonstances exceptionnelles"... quelles différences ? Au moment de l’adoption de la loi ASAP, une collision entre ces régimes était pointé du doigt par les praticiens (relire "Collision entre la loi ASAP et le code de la commande publique sur la modification des contrats").

On se souvient aussi du mécontentement de Jean-Claude Ricci, professeur de droit public émérite des universités, exprimé lors des 18ème Rencontres de droit et procédure administrative organisée par le Barreau de Marseille en 2020, après l’adoption rapide d’une multitude de textes durant le premier confinement : « débauche normative à laquelle s’est livré le pouvoir exécutif » ; « une offense à l’intelligence des juristes » ;  « Il faut cesser de croire que le droit se résume au droit positif. Il faut cesser d’attendre que la puissance publique dise des choses », assénait-il.
Il invitait à revenir aux fondamentaux du droit des contrats. Et rappelait que les parties peuvent déjà conclure des avenants de modification en cas de circonstances imprévues, ou lorsque des prestations sont devenues nécessaires au cours de l’exécution (relire "Covid-19 et contrat public : Et si on laissait la place à la liberté contractuelle ?").

Du côté des règles de la passation, le CCP prévoit déjà des modalités permettant de réduire les délais de réception des candidatures et des offres en cas d'urgence. Voire de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence pour motif d’urgence impérieuse (lire : "Emeutes urbaines : la commande publique en émoi"). Avec cette proposition de loi, le Gouvernement donnerait-il un blanc seing aux acheteurs publics pour faire du gré à gré ? La circulaire de la Première Ministre du 5 juillet 2013 relative "à l'accélération des procédures pour faciliter les opérations de réparation ou de reconstruction suite aux dégradations intervenues dans certaines zones urbaines", de prime abord, n'ouvrirait pas les vannes.
 

Et l'intérêt général ?


Enfin, la rédaction se remémore l’ajustement de la loi ASAP à l’article L. 2122-1 du CCP relatif justement à la procédure de passation sans publicité ni mise en concurrence… une modification qui a disparu de nos mémoires. La nouvelle rédaction précise qu’un acheteur public peut y recourir également lorsque le respect d'une procédure classique est « contraire […] à un motif d'intérêt général ».
Une formule "vague" qui sans surprise avait fait un tollé (relire : Zapper le seuil au profit de l’intérêt général… une approche sans risque ? / Seuils des marchés publics : vers une dispense de procédure pour « intérêt général » ? / [Tribune] "Et si l’amendement "intérêt général" était d'abord l’aboutissement du long processus de maturité des acheteurs ?).

Il est certain, à la lecture de la proposition de loi du Sénat, que nous n'aurons toujours pas d'éléments sur la portée de ce cas de figure au travers de cette mesure législative.