[Tribune] "Vive la rentrée commande publique !"

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Selon Me Jean-Marc Peyrical, il est temps de se poser certaines questions essentielles, voire existentielles, sur l’achat public. "Questions évidentes ... mais encore trop souvent évitées" : Le code de la commande publique est-il compatible avec ces objectifs d’efficacité et de bonne gestion des deniers publics ? A quoi sert-il ? Est-il adopté aux nouvelles pratiques, comme la location ?

En cette fin d’été et de vacances, le temps est propice à la réflexion… et aux devoirs de rentrée. Peut-être pourrait on profiter des jours et semaines qui viennent, même s’ils seront sans nul doute bien remplis, pour non pas se poser... mais se poser des questions essentielles, voire existentielles, sur l’achat public. Questions évidentes, mais encore trop souvent évitées.

Dans ce qui pourrait apparaître comme un inventaire à la Prévert, chacun pourra y trouver son compte et dessiner à sa façon non pas un mouton, mais sa perception de l’achat public dans un avenir sans doute plus proche qu’on ne le croit.
Ce ne sont que quelques pistes de réflexion qui mériteront sans nul doute des approfondissements pour chacune d’entre elles.
 

Premier devoir : "Le sens des mots"


Tout le monde est d’accord sur le fait incontestable et incontesté (et de plus gravé dans le marbre dans le code de la commande publique) que les deux objectifs de l’achat public sont bien l’efficacité, d’une part ; la bonne gestion des deniers publics, d’autre part.
Mais finalement, quelle signification donner à de tels termes ? Qui est capable de les définir ? Quel acheteur, données objectives à l’appui, peut se targuer d’être efficace et bon gestionnaire de l’argent public ?

Le code de la commande publique est-il compatible avec ces objectifs d’efficacité et de bonne gestion des deniers publics ?

Le code de la commande publique (et surtout l’utilisation qui en est faite ici et là, sans stigmatiser personne) est-il compatible avec ces objectifs ? Quelle peut être l’efficacité et la bonne utilisation des deniers publics dans des procédures de passation qui durent plusieurs mois, voire plusieurs années ; d’autres qui finissent par être infructueuses par un manque de rencontre entre l’offre et la demande trop souvent dû à une impréparation et une insuffisante définition des besoins ; ou d’autres encore qui débouchent sur la conclusion d’avenants qui finissent par dénaturer les conditions initiales de la mise en concurrence ?

Quelle valeur donner à l’efficience ou la performance de l’achat public à un moment où, le plus souvent par manque de dialogue et de compréhension de mondes qui ont encore trop tendance à s’ignorer, les acheteurs et leurs prestataires n’arrivent que trop rarement à tirer les conséquences dans leurs contrats de la fluctuation des coûts des matières premières ? Se rend on compte, pour donner un éclairage concret, que dans les mois qui viennent, des cantines scolaires risquent de fermer par manque de livraison de prestataires qui n’arrivent plus à exécuter leurs marchés dans les conditions initialement définies ?

Bien évidemment, tous les contrats de la commande publique ne sont pas affectés par de telles difficultés. Mais il y en a suffisamment pour ne pas se voiler la face et prendre conscience que le chemin vers la vertu de l’efficience est encore long pour bon nombre d’acheteurs publics.
Et pour reprendre la réflexion de certains économistes comme Jean Tirole, ces deux objectifs ne sont pas nécessairement en phase avec l’instrumentalisation croissante de l’achat public, et son utilisation au service de la protection de l’environnement, du social, de l’innovation…ce qui fait oublier l’essentiel : une bonne définition des besoins, des cahiers des charges ajustés au secteur économique en cause, des procédures adaptées et proportionnées, des mécanismes de sourcing efficaces…en clair un bon achat au service des collectivités qui en sont à l’origine, et donc au final de leurs administrés et usagers.

Deuxième devoir : "Quelles compétences et responsabilités ?"


Est-ce bien le positionnement de l’achat public de soutenir l’économie et de venir en aide aux entreprises en difficulté (ou pas, s’agissant notamment des PME), notamment en période de crise ? Plus largement, quel est le rôle d’une collectivité publique ? Satisfaire les besoins de ses administrés-usagers et gérer les services publics et activités d’intérêt général correspondant à ses compétences et/ou intervenir dans l’économie ? S’il s’agit des deux, quelle frontière tracer ? Quelle compatibilité, quelle(s) ligne(s) d’équilibre entre les deux ?

Quel est le rôle d’une collectivité publique ? Satisfaire les besoins de ses administrés-usagers et gérer les services publics et activités d’intérêt général correspondant à ses compétences et/ou intervenir dans l’économie ?

Telle est bien la dialectique qui se pose par exemple en matière de « coopération public-public ». Pour rappel, en vertu tant des textes (CCP, art. L.2511-6) que de la jurisprudence, notamment européenne (CJUE 22 juin 2021, Gestion Fiscalità Locale SpA c/ Region Campania, aff C-618.19), ce mécanisme permet à deux pouvoirs adjudicateurs de mettre en commun des activités d’intérêt général et, dans ce cadre, de se confier des prestations sans mise en concurrence à titre non onéreux, c’est à dire sans perception d’aucun bénéfice. Concrètement, deux structures publiques ou para-publiques mettent en commun une de leurs activités (traitement de déchets, distribution de l’eau, entretien de bâtiments et espaces verts, solution informatique, pour donner quelques exemples) dans un objectif de mutualisation et d’économies de coûts.
Les objectifs sont (en tout cas sur le papier) remplis : efficacité et bonne gestion de l’argent public. Mais dans un tel cas de figure, les opérateurs privés se voient fermer la porte et ne peuvent accéder aux marchés concernés. On est donc bien en présence d’un outil de bonne gestion publique (en tout cas c’est son objectif) qui dans le même temps ne soutient pas l’économie et les entreprises. En l’espèce, le choix est clair et répond à la question sus évoquée sur la frontière entre satisfaction des usagers-administrés et soutien des opérateurs économiques.

On pourrait faire la même réflexion sur le "in-house" (la fameuse quasi-régie de l’article L.2511-1 du code) et la création de sociétés publiques locales (SPL) par exemple ; mais dans une moindre mesure, de telles structures étant elles même des donneurs d’ordres auprès des opérateurs économiques.
Par extension, on en revient au débat récurrent sur le choix (et les raisons du choix) entre gestion directe et gestion indirecte des activités publiques, de la chose publique. La commande publique est un élément essentiel dans ce débat, sans doute est-il temps de ne pas l’occulter.

Troisième devoir : "A quoi sert le code de la commande publique ? "


On se trouve face à une question récurrente, qu’on a pu maintes fois se poser à l’époque de feu le code des marchés publics : quelle est l’utilité d’un tel assemblage de normes internes et européennes ? Il s’agit certes d’un guide (sans doute bien plus riche et complet qu’il ne le laisse apparaître au premier abord) au service des acheteurs et de leurs prestataires, et c’est déjà beaucoup. Mais répond-il aux défis qui se posent avec une acuité particulière depuis quelques mois ?

Peut-on soutenir que l’achat public, via son outil phare code de la commande publique, a les moyens de venir au chevet de la souveraineté que l’on peut qualifier de nationale ( alimentaire, numérique…), et favoriser les produits français au regard de ceux venant de l’extérieur ? Le code de la commande publique peut-il élargir les dispenses de concurrence à d’autres secteurs que l’innovation ? Et ce jusqu’à quel seuil ? L’achat public peut-il être un vecteur de soutien du renforcement de nos capacités de production, de réindustrialisation, ce qui revient à reposer la question des limites (ou des objectifs) de l’instrumentalisation de l’achat public ?

Quatrième devoir : " Pourquoi ne pas louer plutôt qu'acheter ?"


La question, pour iconoclaste qu’elle paraisse, est pourtant d’une actualité brûlante. Il est vrai que l’on parle « d’acheteur public » et non pas de « loueur public ». Ces derniers termes apparaissent étranges et pourtant…ils représentent sans nul doute l’avenir de la commande publique…

D’abord parce que les nouvelles générations sont celles de l’usage (téléphone, PC, véhicules, immobilier…) avec des obsolescences de plus en plus rapides. Dans une smart City, pour donner un exemple concret et ô combien actuel, rien ne s’achète, tout s’utilise, tout évolue très vite via l’intelligence artificielle et les technologies évolutives, de l’éclairage en Leds aux équipements de vidéosurveillance en passant, sans être exhaustif, par tous les équipements de matériel médical. Dans un laps de temps proche, qui se réduit de plus en plus, que vaudra un équipement, une maison, un appartement, un foncier, un véhicule…faute d’avoir été adaptés aux différentes normes qui ne cessent elles-mêmes d’évoluer… ? S’agissant de l’immobilier, ne va-t-on pas vers une remise en cause de la propriété, pourtant valeur séculaire dans une société comme la nôtre ?
Sans doute faudra-t-il apprendre à ne pas se fixer des limites du style « je n’ai pas d’argent donc je loue » et sortir de l’image trop souvent négative laissée par les marchés puis contrats de partenariats sur cette rhétorique…

Ensuite, parce qu’on peut s’interroger sur le rôle de l’achat public dans l’enrichissement du patrimoine des collectivités publiques. A nouveau, à quoi sert l’achat public et est-il vraiment là pour remplir un tel objectif ? Ne faut-il pas louer plutôt qu’acheter et passer de l’achat public à la location publique ? Quelle traduction dans ce cas au sein du code de la commande publique (ce qui rejoint la réflexion sinon sur sa légitimité du moins sur son adaptation)?
L’achat sous cet angle est en tout cas peu traité par la règlementation, sauf s’agissant de certains marchés de fournitures, via l’article L.1111-3 du code et la location ou la location-vente de produits.

L’ensemble des marchés publics, surtout à l’aune de ce profond mouvement en faveur de la location plutôt que de l’achat, a t-il vocation à rester dans le giron des contrats administratifs et de la compétence du juge administratif en cas de contentieux

Et d’ailleurs, dans une perspective de développement de ces mécanismes de location et location-vente, la question de la nature et du régime juridique des contrats en cause pourra resurgir : devront ils rester des contrats administratifs ou, ainsi que cela avait été reconnu par la jurisprudence (TC 5 juillet 1999, n° 03142, Commune de Sauvé), avant la loi n° 2001-1168 "MURCEF" du 11 décembre 2001, pourront ils revêtir la qualité de contrats de droit privé en fonction de leur participation à l’exécution d’une mission de service public ou de la présence en leur sein de clauses exorbitantes du droit commun?

La question est d’importance et mérite débat : l’ensemble des marchés publics, surtout à l’aune de ce profond mouvement en faveur de la location plutôt que de l’achat, a t-il vocation à rester dans le giron des contrats administratifs et de la compétence du juge administratif en cas de contentieux ?

Cinquième et dernier devoir : " Quel acheteur public pour demain ? "


La profession d’acheteur public a de belles années devant elle. Non seulement, notamment dans le cadre universitaire, les formations initiales mais aussi continues ne cessent de prendre de l’ampleur, mais les besoins des collectivités publiques et para-publiques dans ce domaine, qu’il s’agisse de juristes commande publique, d’acheteurs publics ou encore d’économistes et financiers, ne se démentent pas et traduisent bien la prise de conscience tardive mais réelle de l’importance de l’achat public dans leur gouvernance et leur fonctionnement.
Il y n’y a pas si longtemps, être responsable d’un service marchés publics était plutôt considéré comme peu attrayant au sein d’une commune, d’un hôpital, d’une université... Aujourd’hui, un poste de responsable de service achat (surtout si le terme de" performance" y est accolé) est bien plus reconnu et valorisé.

Rappelons quelques chiffres parlants : la commande publique dans un pays comme le notre se monte entre 8 et 10% de notre PIB (ce qui est peu au regard des statistiques de la Commission européenne qui table plutôt sur une moyenne de 15% pour les États membres) ; soit autour de 200 milliards d’euros par an ce qui en fait (et ce qui permet d’alimenter le débat sus-évoqué) le premier outil d’intervention publique dans l’économie… Nos gouvernants en ont d’ailleurs bien conscience : à titre symbolique, la première ordonnance prise en mars 2020 (n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de covid-19- en application de la loi d’urgence 2020-290 du 23 mars 2020) concerné la commande publique…

Il y a encore du chemin à parcourir en termes de compétence, d’organisation, de mise en œuvre de stratégies d’achat public, de sourcing, de compliance ou encore de contract management ; mais l’avenir de l’achat public appartient aux acheteurs qui rejoignent ou ont vocation à rejoindre la profession. Puissent ils avoir la force et la volonté de relever tous les défis qui s’imposent à eux et de prendre à leur compte, en transformant les essais, les quelques devoirs esquissés dans la présente réflexion.