Le droit de la commande publique face à une vague de défiance

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« Brûle ce que tu as adoré ; adore ce que tu as brûlé ».
Evêque Rémi, Baptême de Clovis (496 ?)



 
Il y a quelque chose de récurrent ces derniers temps : la remise en question, plus ou moins frontale, de la réglementation de la commande publique. Une tendance à la surenchère anti-directive et anti Code de la commande publique qui signe une inquiétude : "et si tout notre corpus juridique, non seulement contraignant, en plus, ne servait à rien ? ".
 

Des exceptions sectorielles

Cette semaine, nous signalons le début du parcours législatif d’un projet de loi qui entend mettre de côté certains fondamentaux du Code de la commande publique, notamment l’allotissement et la durée des contrats. L’exposé des motifs du "projet de loi relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire" (lire "Les projets nucléaires « hors code » reçoivent l’aval du Conseil d’Etat") est clair : il s’agit de permettre aux maîtres d'ouvrages de projets nucléaires « de passer leurs marchés selon des modalités plus adaptées à leurs contraintes industrielles ». Selon l’exposé des motifs du projet de loi « EDF est en effet soumise au régime juridique des entités adjudicatrices et doit, pour ses achats, se conformer aux dispositions du code de la commande publique. Or ces dispositions ne sont pas toujours compatibles avec la complexité des projets de construction de nouvelles installations nucléaires et les enjeux industriels qu'ils induisent (…) ».

Ce nouveau texte s’inscrit dans la lignée de plusieurs lois adoptées en 2023 visant à répondre à une urgence ou à "débloquer" des marges de manœuvre dans un secteur d’activité particulier, avec à chaque fois, un "assouplissement", pour ne pas écrire une "entaille" dans certains principes fondamentaux du code.

On pense au dispositif de "Reconstruction en urgence" après les émeutes de l’été dernier (relire "Reconstruction en urgence : dispositif finalisé" - "Reconstruction en urgence : la nouvelle procédure de passation de la commande publique" et "Reconstruction en urgence : la commande publique assouplie pendant 9 mois").

On pense aussi au marché global de performance énergétique à paiement différé, mettant de côté l’interdiction du paiement différé (relire "[Tribune] Grégory Kalflèche : « Les marchés globaux de performance énergétique à paiement différé, nouvelle preuve de la difficulté de classifier les contrats globaux»" et "[Tribune] Le MGP énergétique avec tiers-financement : un nouvel élan avec un vieil outil"

On pense, enfin, au Power purchase agreement (PPA - Loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables) malmenant le principe de durée limitée des marchés publics (relire "Fin de la volatilité des prix de l’électricité avec le Power Purchase Agreement ?" - "Achat public d’électricité : le recours aux corporate Power Purchase Agreement" et "Fin de la volatilité des prix de l’électricité avec le Power Purchase Agreement ?").

 

Des précautions nécessaires

Multiplier les régimes dérogatoires, temporaires ou sectoriels, n’est pas sans risque. On notera que dans son avis du 14 décembre sur le projet de loi "souveraineté nucléaire", le Conseil d’Etat pose des limites. Il donne notamment un avis défavorable à une disposition prévoyant la possibilité de tenir compte de la « crédibilité » des offres dans le choix du cocontractant. Entre autres, le Conseil d’Etat redoute qu’ « une telle disposition ferait peser un risque d’interprétation a contrario quant à la possibilité de tenir compte de ce critère lors de la passation de marchés relevant du droit commun de la commande publique. »
Cette semaine encore, nous relevons une nouvelle suspicion de "faiblesse" de l’achat public dans le secteur du transport urbain par l'Autorité de la concurrence : « la concurrence reste atone sur les marchés du transport urbain, l’autorité de la concurrence utilisant les termes de "marasme concurrentiel persistant" » (lire "Concurrence en berne dans le transport urbain : la puissance publique impuissante ?"). Mais là aussi, l’Autorité de la concurrence recommande de ne pas écarter la solution de l’allotissement, selon elle seule option majeure à la portée des acheteurs publics pour dynamiser potentiellement ce secteur en cas d’externalisation.

Des réserves qui pourraient s’avérer pertinentes.

D’abord, parce que les crises de nature exceptionnelle, comme celle des émeutes de cet été, surviennent en réalité régulièrement. Parions que nous verrons bientôt une proposition ou un projet de loi tendant à faciliter la reconstruction des ouvrages publics touchés par les inondations, ou un autre pour répondre à la crise des assurances des collectivités territoriales (relire "Un dispositif dépassé pour les marchés publics d’assurance ?" et "Assurance des collectivités territoriales : une mission d’urgence pour « une réponse à court terme »").

Ensuite, parce la contrainte financière de cesse de s'exercer. D'ailleurs, une nouvelle proposition de loi entend créer une dérogation à la participation minimale pour la maîtrise d’ouvrage pour les communes rurales (lire "Financement de projet : une exception pour les petites communes ?"). Cette dernière proposition ouvrirait à voie à une commande publique adaptée non à une secteur, mais à des catégories d’acheteurs publics. L’idée est avancée depuis un certain temps (relire "Les maires plaident pour le critère géographique...même « temporairement »").

Et il est fort probable que cette idée de commande publique "à la carte," plus simple pour ses bénéficiaires, surgira de la boite à idée « simplification » en cours (lire "Simplification : les 80 propositions de la CPME" et relire "Simplification et protection s’invitent dans les vœux de Bercy" et" Rencontres de la simplification : « les écoutilles sont ouvertes »"). La CPME, qui suggère l'édiction de "codes simplifiés" pour les PME....
 

Les directives aussi questionnées

La remise en question touche aussi les directives européennes. La Cour des comptes européenne a lancé une attaque frontale contre les directives (relire "Commande publique européenne : la concurrence en régression. « Mais que fait la Commission ? »").
On peut s’interroger sur la faiblesse de la réaction de la Commission qui, arguant de « la complexité accrue de l’objet de l’achat et les exigences supplémentaires imposées par les acheteurs publics aux contractants potentiels » (une façon de dire "regardez aussi comment les directives ont été transposées !"), déclare s’employer activement à favoriser la concurrence dans les marchés publics et avoir lancé un certain nombre d’initiatives (relire "Concurrence en berne : la Commission répond à la Cour des comptes").

Sur le volet social, on s’interroge aussi : ne pourrait-on en faire plus ? Une étude du Parlement européen présente les possibilités offertes par la directive de 2014 sur les marchés publics pour la réalisation d'objectifs sociaux et d'emploi. Elle analyse aussi comment ces possibilités ont été transposées en droit national et mises en œuvre par les pouvoirs adjudicateurs à travers l'UE. Les résultats sont encourageants... mais la marge de progression est encore grande... avec un constat : « Les acheteurs attribuent encore majoritairement au moins-disant, ce qui implique que l’utilisation de critères sociaux, environnementaux ou d’innovation est encore très limitée » ( lire "Étude de l'UE sur l'impact social des marchés publics : des actions suffisantes ?").


Gare à la mauvaise humeur ! On s’habitue au confort quotidien. A vouloir remettre en cause, même par touches, de façon dérogatoire ou temporaire, le corpus juridique, on risque de le fragiliser et de perdre l’indispensable lisibilité du droit.

Sauf à être ardent défenseur de la déréglementation, et comme dit l’adage populaire : "on sait ce que l’on perd ; on ignore ce que l’on gagne" ...