Achat public de solutions numériques et dette publique : la force de l’inertie ?

« C'est la surprise, l'étonnement qui nous oblige à évoluer »
Edgar Morin


Etablir des parallèles, c’est un exercice autant amusant que dangereux. Amusant, parce cela oblige à une réflexion fondée sur l’analyse de pistes et leur éventuelles similitudes ; dangereux, parce que par définition, tout n’est pas comparable.
Nantis de ces considérations préalables, lançons-nous et comparons la situation politico-budgétaire actuelle avec la question sensible de l’achat public de solutions numériques. « Une chaine d’irresponsabilités », des « non-choix que l’on finira par payer » et « une souveraineté menacée »… Oui, il y a bien des mots (maux ?) communs aux deux crises !

Vérifions alors comment, à l'instar la situation financière de la France, l’achat public de solutions numériques :
  • prend une place importante dans l’actualité ;
  • poussé par les alertes les parlementaires ;
  • avec un gouvernement qui patauge allégrement dans ses contradictions...
A n'en pas douter, le Gouvernement Lecornu sera contraint de trouver, là encore, un « chemin étroit » entre ce qu’il faut faire et ce qu’il peut faire.


Montée de colère

Nous publions cette semaine le quatrième volet de notre analyse thématique des travaux de la commission d’enquête du Sénat sur "Les coûts et les modalités effectifs de la commande publique et la mesure de leur effet d'entraînement sur l'économie française". Après notre synthèse sur l’examen de la situation professionnelle de l’acheteur public (relire "Acheteur public : un métier sous tensions, selon la Commission d’enquête du Sénat") ; celle sur les "Les aspirations protectionnistes de la Commission d'enquête du Sénat" et ses propositions de simplification (relire "Commission d’enquête sénatoriale : une révision des procédures "commande publique" pas toujours convaincante"), nous nous penchons sur le point de crispation majeur de la commission d’enquête : l’achat public de solutions numériques (lire "Souveraineté numérique : La France doit privilégier des alternatives souveraines pour réduire sa dépendance aux GAFAM !").

C’est LE sujet qui conduit le Rapporteur de la commission, Dany Wattebled, à ses plus beaux coups de sang et autres philippiques, adressées tant aux hauts fonctionnaires de l’Etat qu'aux ministres auditionnés (relire "La commande publique sous enquête sénatoriale (12) : les ministres à la barre !"). On se souviendra de ses formules assassines, entre « Pas de pilote dans l’avion commande publique » au « Mais à quoi servez-vous ?», en passant par le « Vous n’êtes là que pour regarder !» (relire "La commande publique sous enquête sénatoriale (7) : les achats numériques de l’Etat sur la sellette").
 

Agaçante inertie

S’agissant de la dette, ce qu’il y a de particulièrement agaçant, c’est que de tout côté on affirme « partager le constat ». Et c’est après que cela se complique. Cette absence de dynamique malgré les alertes, on la constate s’agissant de l'achat public de solutions numériques.

Bien souvent, la commission d’enquête s’est entendue dire qu’au moment "T", il n’y avait pas de choix. Ainsi, Agnès Buzin, ancienne ministre des Solidarités et de la Santé, a fait valoir en défense l'absence d'alternatives souveraines : « Nous n’avions pas le choix entre Microsoft et un autre opérateur européen ; nous avions simplement le choix entre réaliser le Health Data Hub ou ne pas le faire ».
Une affirmation pas très agréable à entendre, mais que maître Laurent Bidault avait déjà soutenue dans nos colonnes : la commande publique française et européenne souffre d’une forte adhésion aux services numériques américains, notamment Microsoft Azur ou AWS (Amazon Web Services). Mais « Il faut l’avouer, pour les acheteurs publics, il existe très peu d’alternatives à ces GAFAM, et notamment Microsoft. Certaines collectivités fonctionnent sous Linux ou des logiciels open source, mais cela représente un très faible pourcentage » (relire "[Interview] Laurent Bidault : « En matière d'hébergement des données, les acheteurs n'ont pas d'alternative à Microsoft »").
 

Crise alimentée

A l’instar de la « découverte » du niveau d’endettement de la France, les parlementaires se sont émus, puis emparés, des contradictions de l’Etat en matière d’achat public de solutions numériques. Dès mars 2025, le CNLL (union des entreprises du logiciel libre et du numérique ouvert) « exprime sa consternation et sa ferme condamnation face à deux décisions inacceptables et illégales concernant l’utilisation de solutions Microsoft dans le secteur public de l’enseignement supérieur et de la recherché » (relire "Sécurité informatique et souveraineté : alerte et colère du CNLL et du Sénat"). Et depuis, régulièrement, on pose des questions…

Ici, on interroge le premier ministre sur la pertinence de ses choix s’agissant de son service d’information (lire "Souveraineté numérique et extraterritorialité : les services du Premier ministre dans les clous ?"). Là, une sénatrice interroge la secrétaire d'État auprès du ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique sur la décision du Gouvernement de choisir, dans le cadre d'un appel d'offres, un consortium franco-canadien pour assurer la cyber sécurité des ministères français (relire "Un appel d’offres sur la cyber sécurité des ministères français remporté par un consortium franco-canadien… « Mais pourquoi ? »")
 


Pistes de sortie

Le constat est posé ; les carences et faiblesses identifiées. Comment, au-delà de mesurettes de pur affichage (comme l’obligation pour les agents publics d’utiliser une messagerie particulière : relire "Tchap : un nouveau lieu d’échange pour les acheteurs publics ?"), reprendre le cap d’un achat public de solutions numériques souverain ?

Dès à présent, c’est à l’acheteur public de se montrer vigilant. Dans nos colonnes, Arthur Vallet, Responsable Secteur Public au sein de NumSpot, souligne le rôle des acheteurs publics : « la transition vers un cloud souverain dans le secteur public pose des défis indéniables, notamment pour les petites structures et les acteurs ayant déjà investi dans des solutions fournies par des hyperscalers. Toutefois, il est possible de concilier souveraineté numérique, confiance et innovation. L’enjeu pour les acteurs publics est de distinguer les projets nécessitant des niveaux de sécurité élevés, justifiant le recours à des solutions qualifiées SecNumCloud. » (relire "Cloud souverain et de confiance : la prise de conscience a-t-elle bien eu lieu pour le secteur public ?").

Pour voir l’avenir positivement, on notera qu'au niveau local, les acheteurs publics semblent d’ores et déjà alertés ; et certains prennent en main la question de la souveraineté (relire "Les data centers de proximité, ou comment bénéficier d'un totem d'immunité face au cloud américain").

Sur le volet législatif, on pourra sans doute compter sur le Sénat pour poursuivre sur sa lancée. Simon Uzenat annonce que le rapport de commission d’enquête dont il assurait la présidence aura des suites, avec des propositions de loi en gestation. Certaines des recommandations du rapport pourraient en effet constituer l’armature d’une loi dédiée à l’achat public de solutions numériques :
  • Recommandation n° 24 .- Rendre obligatoire l’insertion d’une clause de non-soumission aux lois extraterritoriales étrangères dans tous les marchés publics comportant des prestations d’hébergement et de traitement de données publiques en cloud.
  • Recommandation n° 25 .- Faire respecter le recours obligatoire à des offres disposant de la qualification SecNumCloud pour l’hébergement des données publiques d’une sensibilité particulière.
  • Recommandation n° 26 .- Parmi les solutions qualifiées SecNumCloud, privilégier le recours à celles qui reposent sur des technologies intégralement souveraines.