La clause linguistique à portée générale indésirable

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Petite clause, grands effets. La rédaction lapidaire d’un dispositif imposant le français a débouché sur la suspension d’un important contrat par une cour administrative d’appel. Une décision qui confirme les précédentes : ces clauses ne sont pas interdites dans l’absolu, à condition de les motiver, de justifier concrètement en quoi elles sont nécessaires à l’exécution du marché, et de respecter une certaine proportionnalité.

« C’est une opération d’envergure qui a été stoppée net sur un sujet assez modeste, une rédaction laconique qui imposait l’usage du français dans l’exécution du marché. Bien d’autres griefs existaient plus compliqués et plus graves s’agissant de ce contrat. Mais la Cour administrative d’appel a prononcé sa suspension à cause de l’application de cette clause linguistique », résume Raphaël Apelbaum, avocat associé au cabinet Lexcase. Pour être précis, le Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP) avait introduit une disposition - dans le RC et le CCAP - baptisée  « langue et rédaction de propositions et d’exécution des prestations », laquelle indiquait que la langue de travail  « pour les opérations préalables à l’attribution du marché et pour son exécution est le français exclusivement ». Ce marché de prestation de services d’exploitation d’une usine d’épuration avait préalablement fait l’objet d’un déféré devant le TA de Paris. « Cette affaire illustre la capacité du préfet à utiliser le recours en contestation de validité ouvert aux tiers », observe au passage Raphaël Apelbaum qui note également la rapidité de traitement du litige. « C’est allé très vite. Le TA a été saisi en novembre, la CAA en décembre et ce contrat très important, qui devait démarrer en avril, a été suspendu en mars. Soit une décision aux conséquences importantes pour la collectivité et l’opérateur économique puisqu’une opération très lourde est paralysée sur la seule et unique question de l’utilisation d’une clause linguistique », poursuit l’avocat de Lexcase. Le préfet estimait qu’une telle clause est incompatible avec les libertés fondamentales du Traité de l’Union européenne puisqu’elle empêche la possibilité de commercer librement au sein du marché intérieur d’autant qu’elle ne répond à aucun motif d’intérêt général. La CAA lui donne raison. « La collectivité se fait sanctionner car sa clause ne comporte pas de motivation et se présente comme une règle générale. Si l’on veut insérer ce type de clause dans un marché, il faut impérativement prévoir une justification et des cas d’exception, afin de pallier par anticipation à ce type de critiques », explique Me Apelbaum.

La rédaction des contrats en français


Avocat du cabinet Sorba-Payrau, Me Thomas Forray  regrette que la CAA ait été aussi lapidaire en ne distinguant pas phase d’attribution et d’exécution. « Si l’on regarde les articles 49 à 51 et l’article 57 du décret marchés, l’acheteur peut exiger la remise de documents et de l’offre en français. En parallèle, la loi du 4 août 1994 dite Toubon dans son article 5 précise que quels qu'en soient l'objet et les formes, les contrats auxquels une personne morale de droit public ou une personne privée exécutant une mission de service public sont parties sont rédigés en langue française. Imposer le français pour la passation et la négociation n’implique pas un grand risque. » Ce que confirme Me Apelbaum. « Il aurait fallu se limiter dans le RC à la directive du 26 février 2014 qui autorise l’usage d’une langue unique (celle de l’Etat membre) dans les documents de la consultation et pour les réponses des candidats : imposer le Français (ou une traduction de documents en langue française) dans un appel d’offres ne pose pas de difficulté donc. Une entreprise française qui répond à un appel d’offres en Pologne ne reçoit qu’un DCE en polonais et doit répondre en polonais. Cela est classique et cela fonctionne ainsi dans chaque Etat membre donc en France aussi. » Reste le cas délicat de l’exécution.  Pour les deux avocats, cette décision, qui se situe dans le droit fil du TA de Lyon (13 décembre 2017) et du Conseil d’Etat (4 décembre 2017), ne change pas la donne. Autrement dit, une clause de ce type n’est pas interdite dans l’absolu, à condition de justifier concrètement en quoi elles sont nécessaires à l’exécution du marché. « On doit comprendre pourquoi la collectivité demande-t-elle cela. Il faut exposer le but d’intérêt général poursuivi, par exemple la bonne sécurité des opérations, et autoriser certaines exceptions. Et il faut prendre en compte la proportionnalité. Lorsqu’on demande que tous les documents ou tous les méls soient rédigés en français, est-ce vraiment nécessaire et si oui, pour quelles raisons ? », insiste Me Apelbaum.

Une application circonscrite possible


« Ici, le problème, c’est que la clause est large et floue. De quels échanges en français parle-t-on exactement ? Des communications entre le titulaire et la collectivité ? Avec tous les agents concernés par l’exécution du marché ? », renchérit Me Forray, « l’ambiguïté a desservi la personne publique. Sans trop spéculer, si la clause avait été interprétée comme imposant seulement le français aux échanges entre le titulaire et l’acheteur, aux livrables et aux rapports fournis par l’attributaire, et à certains postes à risques, comme ceux en contact avec les services de secours par exemple, elle aurait peut-être connue un autre sort. C’est dommage car le contrat, en raison des risques sanitaires et environnementaux, permettrait qu’on applique cette clause de façon circonscrite. » Pour l’avocat, il y a une leçon à tirer de cette décision qui s’inscrit dans le droit fil du TA de Lyon : « les clauses d’affichage ou à des fins politiques sans qu’on en justifie les raisons exposent les collectivités à des mésaventures. »  Me Apelbaum estime que le pouvoir adjudicateur aurait pu tenter, avant l’audience, de régulariser sa situation par un avenant  « en modifiant  les dispositions du CCAP (donc directement du contrat signé) et ce avant l’audience.  Cette stratégie était possible même si délicate car dans ce dossier le RC comportait également (et à tort) des clauses linguistiques inutiles visant la phase d’exécution. On ne sait alors si cette seule régularisation du contrat signé à l’initiative des parties aurait pu vider le vice de sa substance… » L’avocat associé de Lexcase revient enfin sur un autre point, lié à la présentation des demandes de paiement des sous-traitants que,  qui faisait débat. En effet, le CCAP imposait la rédaction des factures et des correspondances en langue française. « La CAA ne s’est pas prononcée sur la validité de cette clause mais sans aucun doute elle a alimenté une discussion sur sa compatibilité avec les règles du Traité. Il aurait été préférable d’écarter une telle clause dans la rédaction initiale du CCAP dans la mesure où la loi n°94-665 du 4 aout 1994 relative à l’emploi de la langue française impose déjà une telle obligation pour les factures (article 2). »