Ces acheteurs publics qui s’ignorent (encore)

  • 13/03/2020
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"Le monde de la réalité a ses limites ; le monde de l'imagination est sans frontières."
Jean-Jacques Rousseau


C’est curieux comme parfois les faits se rassemblent, s’articulent et se coagulent pour former une tendance. Cette semaine, on a l’impression que juges, praticiens et Doctrine se sont concertés pour rappeler à qui de droit qu’il est tenu (hé oui !) de respecter le code de la commande publique….
L'avocat Grégory Berkovicz, interrogé sur l’efficacité du Plan national de lutte contre la corruption développé par l’Agence française anti-corruption (lire "Lutter contre la corruption, c’est d’abord être transparent") aborde assez frontalement le sujet : « Il existe aussi des acheteurs publics qui s’ignorent. Certains organismes du secteur privé ne savent pas qu’ils sont qualifiés de pouvoir adjudicateur au sens du CCP ».
 

Clarté

Il faudrait donc le répéter, le champ d’application ratione personae du code de la commande publique va très au-delà de la distinction personnes publiques/personnes privées, conformément à la logique européenne. Le code s’applique aux contrats de la commande publique par lesquels un ou plusieurs acheteurs ou autorités concédantes confient, pour satisfaire leurs besoins, l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques en contrepartie d’un prix ou d’un droit d’exploitation.
 

Surprise

Des dispositions claires. Mais y a-t-il eu malgré tout un effet de surprise ? Ou on voudrait-on nous le faire croire ? Un exemple : le décret n° 2019-1529 du 30 décembre 2019 a rappelé aux conseils nationaux des ordres des professions de santé qu'ils doivent respecter le CCP (relire "Commande publique : bienvenue aux médecins !"). Le Conseil national tente alors d’expliquer au Conseil d'Etat qu' « il  lui sera difficile de se conformer  (dans les délais prévus) aux dispositions du décret », pour des raisons tenant notamment à la "complexité" des nouvelles règles (lire "Soumission de l’ordre national des médecins au code de la commande publique : c’est sans délai, ni sursis !" ). Un argument que ne retient pas le juge de l’urgence : « les difficultés auxquelles le Conseil national affirme être confronté n'apparaissent pas telles qu'elles le mettraient dans l'impossibilité de se conformer aux dispositions issues du décret ».
La Chambre régionale des comptes d’Auvergne-Rhône-Alpes a dû signifier au Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement (CAUE) de l’Isère qu’il est bel et bien un pouvoir adjudicateur. Un organisme pas bien au fait des procédures de passation de ses achats (des marchés d’un montant significatifs reconduits d’année en année, sans remise en concurrence, pour des montants significatifs) ! La recommandation de la CRC au CAUE :  «  appliquez donc le CCP » ! (lire "Une chambre régionale des comptes découvre un pouvoir adjudicateur").
Nous nous sommes aussi penchés sur les cas des établissements de santé privés d’intérêt collectif (lire "Les établissements de santé privés d’intérêt collectif sont-ils des pouvoirs adjudicateurs ?"). Une personne morale de droit privé, créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d'intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial, est soumise au code de la commande publique dès lors qu’elle répond à l’une des trois conditions énumérées à l’article L. 1211-1 du code de la commande publique. « Un seul critère suffit à caractériser un organisme privé de pouvoir adjudicateur », prévient la CRC d’IDF.
 

Inquiétude

Il est logique alors de s'interroger aussi sur le champ d'application ratione materiae du code. Certes, le CCP prévoit des exceptions clairement identifiées dans le code. On pense au "in house". Une construction connue, mais qui pourtant ne cesse d'interroger (lire "In house : une évaluation préalable obligatoire avant de choisir ce mode de gestion" et relire "L’exception in house encadrée par les grands principes de la commande publique ?").
Mais il faut aussi tenir compte de "la coopération entre pouvoirs adjudicateurs". Le développement de la jurisprudence ne va pas sans inquiéter certains. A l'instar de Jean-Marc Peyrical qui nous alerte (lire "Concurrence des opérateurs économiques par les personnes publiques : les largesses de la jurisprudence"). Le procédé des contrats public-public l'interpelle. « Il suffit qu’une structure publique fournisse des prestations à une autre personne publique dans un objectif de mutualisation et de coopération entre elles et que le prix ou les recettes perçues équilibrent strictement les dépenses sans perception du moindre pour qu’elle soit réputée ne pas intervenir sur un marché et échappe aux règles de la commande publique » explique l’avocat. Ce qui constitue selon lui une atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie et au  droit de la concurrence....

Décidément, quand on nous parlait avant son entrée en vigueur, de la "souplesse" du code de la commande publique, on n'imaginait peut être pas à quel point ses contours peuvent sembler "élastiques"... ou en tout cas mal cernés.
 
Jean-Marc Joannès