La commande publique locale victime collatérale de la recentralisation ?

  • 26/11/2020
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« La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire »
François Mitterrand, Conseil des ministres, 15 juillet 1981


Confinement oblige, l’édition 2020 du Congrès des maires (le 103e!), organisé par l’Association des maires et des Présidents d’intercommunalités (AMF), prend une forme inédite, "dématérialisée". La forme et le contexte sont nouveaux ; mais ni le discours, ni la tonalité. Pour faire court, et avec ces "formules chocs" qu’apprécie particulièrement l’AMF :
• les élus locaux sont au contact de la population (ce sont « les fantassins de la République ») ;
• ils connaissent les besoins et les richesses des territoires (« les maires sont à portée de baffes ») ;
• 70 % de l’achat public est issu du bloc local (relire "Panorama de l’achat public : La crise sanitaire et les élections municipales freinent les investissements des communes" et "Panorama de l’achat public : qui sont les 25 000 acheteurs publics en 2019 ?") ;
• l’Etat ne peut agir sans les associer ;
• l’Etat doit cesser de réduire leur dotations et leur ressources propres tout en leur transférant de nouvelles charges (« effet de ciseaux » ou encore  « la potence et le garrot »).

Ce sont les cinq branches qui structurent les discours des représentants de cette association (faut-il le rappeler ?) transpartisane. C’est donc sans surprise que cette édition, marquée du sceau du plan de relance, a rendu public son leitmotiv pour 2020 : «  Plan de relance : Faire confiance aux territoires et leur donner les moyens d’agir ».
L’exercice du jour consiste à se demander comment l’AMF considère le diptyque Plan de relance / commande publique dans le cadre de cette édition. La conférence de presse inaugurale, le 24 novembre, en donne les clés.
 

La gouvernance en souffrance

D’abord,  "le réalisme de terrain" : le secrétaire général de l'AMF, Philippe Laurent, également maire de Sceaux, rappelle ce que service public local signifie : « Soyons clairs : les services publics que gèrent les collectivités territoriales, ce sont des services publics de "proximité"… avec des "gens"! Pas des services "dématérialisés" ...  Comprendre, d’une part, que la dématérialisation comporte des limites et, d’autre part, que ce "coût du service public" correspond à une nécessité, et que la dématérialisation n’est pas une solution toute trouvée pour l’assurer… à moindre coût. Une réponse à cet étrange concept de  "start-up nation".

Une autre évidence que les services de l’Etat font parfois mine d’oublier, ou qu’ils "n’impriment pas" :  pour André Laignel (premier vice-président délégué de l’AMF), « Bercy et la haute administration considèrent que les collectivités et les intercommunalités ne sont pas un levier, mais une charge". 
Ce qui alerte François Baroin, Président de l'AMF : « la dégradation de la situation financière des communes ». Avec les dépenses nouvelles provoquées par la crise, les communes constatent aux pertes de recettes et dénoncent des « projets bloqués ». Quant au plan de relance, François Baroin met en garde le Gouvernement : « Les mesures étatiques unilatérales sont la cause et la preuve de la mauvaise gestion de l’Etat : sans les maires et la territorialisation, c’est l’échec assuré ». Il fustige le manque de territorialisation des dispositifs décidés par l’État. 
 

Motifs d'interrogation

Le bureau de l’AMF égrène ainsi ses motifs d’interrogation (car l’AMF tacle toujours le Gouvernement à fleurets mouchetés…). On retrouve bien les cinq piliers de son discours classique. Mais il s’appuie cette année sur la gestion de la crise par le bloc local, avec cette analyse en creux : «  le bloc local a bien mieux géré la crise que l’Etat ». 
On ne peut pas s’empêcher de rappeler que Philippe Laurent avait pris, dès le début de la pandémie, un arrêté municipal pour imposer à Sceaux le port du masque. Un arrêté alors déclaré illégal par le Conseil d’Etat. Mais c’est comme un rappel : le bon sens peut "aussi" venir du terrain… François Baroin, maire de Troyes, rappelle que l’Etat ne remboursera que la moitié des sommes engagées rapidement par les communes pour acheter des masques (relire "Achat de masques : qui paye ?" et " Prise en charge des achats de masques par l’Etat : une déconvenue").
C’est au nom de ce "réalisme local" que l’AMF préconise l’instauration d’un critère géographique dans les marchés publics (relire "Les maires plaident pour le critère géographique...même "temporairement"). Une demande relayée par le Sénat (relire "Une énième modification du code de la commande publique à venir ?").
 

Une « recentralisation inédite »

Ce que conteste surtout l’AMF, c’est une recentralisation galopante, que la gestion de la crise met particulièrement en évidence. Les associations d’élus du bloc communal alertent ainsi sur un « recul inédit de la décentralisation par l’étouffement des marges de manœuvre financières des communes et des intercommunalités ».
Cette recentralisation, Pierre Le Goff, maire de Guimaëc (Finistère - 1 000 hab.) la dénonçait déjà en avril dernier dans nos colonnes. La double casquette de ce cadre territorial, en charge des achats et des marchés publics à la ville de Lannion est bien utile dans sa fonction de correspondant marchés publics au sein de l’AMF. « En tant qu’élu, cette crise révèle les problèmes de centralisation dont souffre la France. La décision de tout arrêter tombe du haut… mais sans aucun accompagnement ou consigne. Personne ne sait trop comment réagir… L’hypercentralisation casse l’initiative. S’agissant des masques, on voit bien que les communes sont, elles, en mesure de réagir assez vite, en vertu du bon sens» (relire "D'Est en Ouest, les acheteurs publics tiennent la barre [Cash Interview]").

Pour certains élus, il a bien fallu sortir du "carcan administratif", et parfois du code de la commande publique, urgence oblige. Pour Gilles Pérole, « Il faut redonner toutes leur place aux communes et reconnaître leur légitimité sur des projets de territoires. La proximité, cela se gère au local ! La construction de nouvelles habitudes de consommation et de solidarité, c’est aussi au local ! » ; «  La loi d’urgence sanitaire a bien montré que l’on pouvait faire exploser le carcan administratif sur bien des points. C’était "open bar" auprès des préfectures ! » (relire "[ITV Express] "Je crains le retour du carcan administratif").
 

Le plan de relance : « pas sans nous ! »

Selon l’AMF, les exécutifs locaux manquent de marges de manœuvre et de visibilité sur l’évolution de leurs ressources pour que la mise en œuvre du plan de relance soit véritablement territorialisée et efficace. Les associations d’élus demandent que l’ensemble des exécutifs locaux soient associés à la définition des projets matérialisés par les contrats régionaux ou infrarégionaux.

Alors, les élus liront sans doute avec attention la circulaire NOR : PRMX2032558C du 20 novembre 2020 relative à l’élaboration des contrats territoriaux de relance et de transition écologique, publiée, comme en réponse… le 24 novembre. Le premier ministre demande aux préfets d'engager, « dès à présent », la formalisation de contrats territoriaux de relance et de transition écologique (CRTE). « La transition écologique, le développement économique et la cohésion territoriale constituent en effet des ambitions communes à tous les territoires : elles doivent être traduites de manière transversale et opérationnelle dans la contractualisation, qui est aujourd'hui le mode de relation privilégié entre l'État et les collectivités territoriales ».

Et Jean Castex de marteler : « Les contrats territoriaux de relance et de transition écologique doivent enfin illustrer l'approche différenciée et simplifiée de la décentralisation. Ils ont vocation à traduire un nouveau cadre de dialogue, faisant converger les priorités de l'État et les projets de territoire portés par les acteurs locaux. »

Donc, sur le papier… tout le monde est d’accord ?
 
Jean-Marc Joannès