
Des cogitations "commande publique" expérimentales... mais "pérennes"

"En rhétorique, le bon nombre d'arguments... c'est le nombre de bons d'arguments"
Clément Viktorovitch - Le pouvoir rhétorique - Apprendre à convaincre et à décrypter les discours (Seuil 2021)
Parfois, on s’interroge d’un rien. Par décret n° 2022-1683 du 28 décembre 2022 portant diverses modifications du code de la commande publique (art. 6) le seuil "expérimental" de dispense de procédure de publicité et de mise en concurrence pour les marchés de travaux inférieurs à 100 000 euros est prorogé jusqu’au 31 décembre 2024 (lire "Assouplissements du code de la commande publique : le décret est publié"). Avec les précautions d’usage : « Les acheteurs veillent à choisir une offre pertinente, à faire une bonne utilisation des deniers publics et à ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu'il existe une pluralité d'offres susceptibles de répondre au besoin. »
"Prorogé", et non pas "pérennisé", comme cela avait été annoncé par le ministre Bruno Le Maire à l’occasion des assises du BTP le 22 septembre 2022 (relire "Marchés de travaux : de nouveaux assouplissements pour les entreprises"). La DAJ avait aussi annoncé dans nos colonnes cette "pérennisation": « nous allons travailler à la pérennisation du seuil de 100 000 euros à partir duquel une mise en concurrence doit être lancée dans le cadre de la passation d’un marché de travaux. Nous avons eu de nombreux retours positifs sur ce rehaussement de ce seuil : accès à la commande publique facilité pour les TPE/PME, et rapidité dans la conclusion des marchés » (relire [Interview] Laure Bédier (DAJ) : "Les réponses du Conseil d'Etat à nos questions ont permis de lever des ambiguïtés").
Un petit mystère qui gratouille
Mais pourquoi donc ? Sans se prononcer sur le bien-fondé de la pratique de seuils "dérogatoires mais à titre expérimental", et finalement "pérennisés", il y a là un petit mystère qui gratouille... Nous avons bien sûr posé la question à la DAJ. Qui nous a répondu (et nous l'en remercions sincèrement) qu'elle a suivi l'avis du Conseil d'Etat, et que cela reste de toute façon sans conséquence quant à la poursuite des objectifs du Gouvernement de soutenir le secteur du BTP et de faciliter l’accès des PME à la commande publique.
Pour élucider le mystère, il va donc falloir investiguer dans la très secrète fabrique du droit. Ce que l’on sait, c’est que le décret a été pris en Conseil d’Etat. Lequel, bien évidemment, en tant que conseiller du Gouvernement, n’a pas à livrer à la presse des informations de cette nature. On en est donc réduit à se livrer à quelques supputations... qui ne demandent qu’à être contredites !
D’abord, les seuils et leur modification, c’est une longue histoire. C’est surtout une technique d’ajustement de la contrainte réglementaire au regard des considérations économiques et politiques du moment. Relever un seuil de façon "expérimentale", c’est aussi une technique prudente d’exercice du pouvoir réglementaire qui consiste à valider "dans le réel" les effets d’une mesure.
Si l'on prend en compte l’expérimentation pérennisée du seuil pour les marchés d’innovation, et après quelques hésitations sur la définition même de l’innovation (relire "[Tribune] « Pérennisation du dispositif "achat innovant" : une mauvaise idée ?»" et "[Tribune] Achats publics innovants : comment juridiquement définir le caractère innovant d’une solution ?"), il semble qu’effectivement l’"opportunité innovation" se répand avec un succès grandissant. Pour preuve, à l’occasion de l’édition 2022 des Trophées de la commande publique, deux des six lauréats ont mis en œuvre le dispositif achat innovant (relire "[TCP 2022 - Les lauréats] « Un marché achat innovant » pour expérimenter une nouvelle borne de recharge de véhicules électriques" et "[TCP 2022 - Les lauréats] De la R&D dans un « marché achat innovant » : une récompense pour Bordeaux Métropole").
L’augmentation à titre expérimental pour les marchés de travaux est elle une mesure doublement ciblée : il s’agissait de répondre à la crise économique en allégeant la contrainte normative ; il s’agissait de soutenir un secteur économique bien déterminé. Mais alors, comment comprendre le fait que, malgré l’annonce du ministre de l’Economie, l’expérimentation est seulement prorogée ?
Pour élucider le mystère, il va donc falloir investiguer dans la très secrète fabrique du droit. Ce que l’on sait, c’est que le décret a été pris en Conseil d’Etat. Lequel, bien évidemment, en tant que conseiller du Gouvernement, n’a pas à livrer à la presse des informations de cette nature. On en est donc réduit à se livrer à quelques supputations... qui ne demandent qu’à être contredites !
D’abord, les seuils et leur modification, c’est une longue histoire. C’est surtout une technique d’ajustement de la contrainte réglementaire au regard des considérations économiques et politiques du moment. Relever un seuil de façon "expérimentale", c’est aussi une technique prudente d’exercice du pouvoir réglementaire qui consiste à valider "dans le réel" les effets d’une mesure.
Si l'on prend en compte l’expérimentation pérennisée du seuil pour les marchés d’innovation, et après quelques hésitations sur la définition même de l’innovation (relire "[Tribune] « Pérennisation du dispositif "achat innovant" : une mauvaise idée ?»" et "[Tribune] Achats publics innovants : comment juridiquement définir le caractère innovant d’une solution ?"), il semble qu’effectivement l’"opportunité innovation" se répand avec un succès grandissant. Pour preuve, à l’occasion de l’édition 2022 des Trophées de la commande publique, deux des six lauréats ont mis en œuvre le dispositif achat innovant (relire "[TCP 2022 - Les lauréats] « Un marché achat innovant » pour expérimenter une nouvelle borne de recharge de véhicules électriques" et "[TCP 2022 - Les lauréats] De la R&D dans un « marché achat innovant » : une récompense pour Bordeaux Métropole").
L’augmentation à titre expérimental pour les marchés de travaux est elle une mesure doublement ciblée : il s’agissait de répondre à la crise économique en allégeant la contrainte normative ; il s’agissait de soutenir un secteur économique bien déterminé. Mais alors, comment comprendre le fait que, malgré l’annonce du ministre de l’Economie, l’expérimentation est seulement prorogée ?
Cinq hypothèses
Avançons cinq hypothèses, sans doute à nuancer, pour tenter d'élucider le « Niet ! Pas maintenant ! » du Conseil d’Etat.
Hypothèse 1 - Le Conseil d’Etat a considéré que la mesure n’est pas probante, ou doit être mesurée sur un plus long terme. Peut-être a-t-il même considéré qu’une dérogation n’est justifiée que si d’emblée, elle soulage. Relevons en effet que le monde du BTP n’a pas considéré la mesure comme significative. La FNTP s’était dite globalement déçue du train de mesures annoncées en septembre par Bruno Le Maire : « une version a minima des demandes formulées par le secteur des TP » (relire "Seuil des marchés de travaux pérennisé à 100 000 euros : les réactions des organisations professionnelles").
Hypothèse 2 - Si la procédure d’expérimentation/pérennisation semble être assez "tendance", peut-être le Conseil d’Etat a-t-il voulu signifier sa désapprobation et la nécessité de respecter un délai minimum entre les deux phases. A vrai dire, nous ne disposons de point de référence que de l' expérimentation sur les "marchés innovants", lancée en vertu du décret n° 2018-1225 du 24 décembre 2018 (consulter notre dossier "Marchés innovants"). Une expérimentation "validée" par le décret n° 2021-1634 du 13 décembre 2021 relatif aux achats innovants et portant diverses autres dispositions en matière de commande publique et inscrite dans le code à l’article R. 2122-9-1 (relire "Achat innovant : c’est « pérennisé » ... et dans le code !"), après que l’Observatoire économique de la commande publique (OECP) en a tiré un bilan positif. S'agissant du seuil expérimental en matière de marchés de travaux... un réel bilan a-t-il été dressé ? Serait-ce la raison du refus (présupposé) du Conseil d'Etat ?
Hypothèse 3 - Par nature, le Conseil d’Etat veille au principe d’égalité de traitement. Si la difficulté identifiée par le Gouvernement est la complexité des procédures, peut-être a-t-il considéré que s’adresser qu’à un seul secteur économique n'est pas un bon message... Certes, « quand le bâtiment va, tout va ». Mais la "complexité administrative" décriée ne concernerait pas que les acteurs économiques en lien avec les marchés de travaux. D’autant que nous relevons cette semaine que pour certains entrepreneur, la complexité rencontrée pour répondre à des marchés publics n’est qu’un obstacle normal, qu’un opérateur économique peut très bien le surmonter (lire "[Interview] Eric Mantion : "Pour les entreprises, les marchés publics sont structurants").
Hypothèse 4 - Le message envoyé par le Conseil d’Etat au Gouvernement pourrait aussi être un message de prudence : "Si vous considérez qu’il faut réformer pour aller vers la simplification, peut-être n’est pas de bon aloi d’aller trop vite". Peut être vaut-il mieux "penser global", et non touche par touche, secteur par secteur, ce qui ne peut que être mal interprété (relire "Marchés publics et relèvement de seuil : quinze ans de plaidoyers, arguties... et autres propositions" et "[Tribune] "Dès qu’un problème se fait jour, on s’attache d’abord à vouloir modifier la règle") et en réalité compliquer le régime général de la commande publique et sa compréhension.
A force de seuils "spécifiques" ou "sectoriels (BTP, alimentation, édition...)", dérogatoires, expérimentaux, prorogés, nationaux, européens... à l'instar de l'indispensable cartographie des risques, tout bon acheteur devra prévoir une cartographie (à jour !) des seuils....
Hypothèse 1 - Le Conseil d’Etat a considéré que la mesure n’est pas probante, ou doit être mesurée sur un plus long terme. Peut-être a-t-il même considéré qu’une dérogation n’est justifiée que si d’emblée, elle soulage. Relevons en effet que le monde du BTP n’a pas considéré la mesure comme significative. La FNTP s’était dite globalement déçue du train de mesures annoncées en septembre par Bruno Le Maire : « une version a minima des demandes formulées par le secteur des TP » (relire "Seuil des marchés de travaux pérennisé à 100 000 euros : les réactions des organisations professionnelles").
Hypothèse 2 - Si la procédure d’expérimentation/pérennisation semble être assez "tendance", peut-être le Conseil d’Etat a-t-il voulu signifier sa désapprobation et la nécessité de respecter un délai minimum entre les deux phases. A vrai dire, nous ne disposons de point de référence que de l' expérimentation sur les "marchés innovants", lancée en vertu du décret n° 2018-1225 du 24 décembre 2018 (consulter notre dossier "Marchés innovants"). Une expérimentation "validée" par le décret n° 2021-1634 du 13 décembre 2021 relatif aux achats innovants et portant diverses autres dispositions en matière de commande publique et inscrite dans le code à l’article R. 2122-9-1 (relire "Achat innovant : c’est « pérennisé » ... et dans le code !"), après que l’Observatoire économique de la commande publique (OECP) en a tiré un bilan positif. S'agissant du seuil expérimental en matière de marchés de travaux... un réel bilan a-t-il été dressé ? Serait-ce la raison du refus (présupposé) du Conseil d'Etat ?
Hypothèse 3 - Par nature, le Conseil d’Etat veille au principe d’égalité de traitement. Si la difficulté identifiée par le Gouvernement est la complexité des procédures, peut-être a-t-il considéré que s’adresser qu’à un seul secteur économique n'est pas un bon message... Certes, « quand le bâtiment va, tout va ». Mais la "complexité administrative" décriée ne concernerait pas que les acteurs économiques en lien avec les marchés de travaux. D’autant que nous relevons cette semaine que pour certains entrepreneur, la complexité rencontrée pour répondre à des marchés publics n’est qu’un obstacle normal, qu’un opérateur économique peut très bien le surmonter (lire "[Interview] Eric Mantion : "Pour les entreprises, les marchés publics sont structurants").
Hypothèse 4 - Le message envoyé par le Conseil d’Etat au Gouvernement pourrait aussi être un message de prudence : "Si vous considérez qu’il faut réformer pour aller vers la simplification, peut-être n’est pas de bon aloi d’aller trop vite". Peut être vaut-il mieux "penser global", et non touche par touche, secteur par secteur, ce qui ne peut que être mal interprété (relire "Marchés publics et relèvement de seuil : quinze ans de plaidoyers, arguties... et autres propositions" et "[Tribune] "Dès qu’un problème se fait jour, on s’attache d’abord à vouloir modifier la règle") et en réalité compliquer le régime général de la commande publique et sa compréhension.
A force de seuils "spécifiques" ou "sectoriels (BTP, alimentation, édition...)", dérogatoires, expérimentaux, prorogés, nationaux, européens... à l'instar de l'indispensable cartographie des risques, tout bon acheteur devra prévoir une cartographie (à jour !) des seuils....
Hypothèse 5 - Revenons à la source : le relèvement de seuil pour les marchés de travaux à 100 000 euros est une mesure « limitée dans le temps » : jusqu’au 31 décembre 2022 « pour une durée que le législateur a estimée nécessaire à la reprise d'activité. » C'est ce que prévoyait l'article 142 de la la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 de simplification et d'accélération de l'action publique (dite "loi ASAP").
En fait, le Conseil d’Etat aurait en réalité "simplement" rappelé au Gouvernement une règle juridique fondamentale : le respect de la hiérarchie des normes. Seule une loi peut modifier la loi. Si l'expérimentation a pour base légale la loi, ASAP, seule une loi peut la pérenniser. Reste alors à trouver le bon "véhicule législatif"...
Avouons-le : l'hypothèse 5 est certainement la moins "glamour"... mais la plus plausible. Ce n'est pas pour autant réjouissant. Le Conseil d'Etat n'a pas asséné un « Niet ! Pas maintenant ! » ; plutôt un « Niet ! pas comme ça ! ».

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Commentaires (1)
Bravo pour cette synthèse. A noter aussi la décision n° 2020-807 DC du 3 décembre 2020 sur la loi "ASAP" qui avait expressément relevé son caractère temporaire lié aux circonstances de la crise pour admettre la constitutionnalité de la mesure : "En premier lieu, il ressort des travaux parlementaires qu'en instaurant ce seuil de dispense, le législateur a entendu faciliter la passation des seuls marchés publics de travaux, en allégeant le formalisme des procédures applicables, afin de contribuer à la reprise de l'activité dans le secteur des chantiers publics, touché par la crise économique consécutive à la crise sanitaire causée par l'épidémie de covid-19. En fixant au 31 décembre 2022 la fin de cette dispense, le législateur en a limité la durée à la période qu'il a estimée nécessaire à cette reprise d'activité."