La gestion de l’attrition, terre de conquête de l’achat public ?

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« L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté ; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude »
Jean-Jacques Rousseau


Il est parfois salutaire de revenir à l’essentiel et d’oser se poser LA question : « mais au final, c’est quoi, l’achat public ? »
L’interrogation n’est pas, bien sûr, sans arrière-pensée. Dans le contexte économique difficile, la question du financement de l’achat se pose très clairement et interroge sur le périmètre de l'achat public.
 

Prisme financement

A l’évidence, c’est bien l’impératif de financement (différé, ou assuré dans un premier temps par des tiers) qui motive les dernières productions législatives ,qu’il s’agisse du PPA (pour Power Purchase Agreement - relire "PPA : une brèche législative dans le principe de durée limitée des marchés publics ?"), du dispositif de reconstruction en urgence "reconstruction en urgence" (relire "Reconstruction en urgence : la nouvelle procédure de passation de la commande publique" et "Reconstruction en urgence : la commande publique assouplie pendant 9 mois"), ainsi qu'une très grosse partie de la loi "Industrie verte", dont l’objectif "financement" est censé être atteint par un crédit d’impôt « investissements industries vertes » et la mobilisation de l’épargne privée pour financer l’industrie verte.
Pour rester dans l'actualité, on mentionnera aussi ce qui peut être n'a pas été immédiatement perçu par l’acheteur public : les indemnités versées pour imprévision ont une traduction comptable et se traduisent par un glissement de la section d’investissement à la section de fonctionnement d’une collectivité (relire "Imputation comptable des indemnisations de fournisseurs au titre de l'imprévision : en section de fonctionnement !").

Le prisme financement amène clairement à réfléchir aux contours de l’achat public.
 

Un impératif

Il y a une certaine logique, voire "du bon sens", à s’assurer au préalable du financement de tout investissement.

La question est contentieuse : le défaut de financement est un motif de résiliation : « les contraintes budgétaires ayant conduit à l'abandon du projet d'aménagement de la médiathèque communale constituent un motif d'intérêt général de nature à justifier, à lui seul, la résiliation unilatérale du marché en litige » (CAA Toulouse 17 octobre 2023 - lire "Résiliation pour motif d’intérêt général : quelle indemnisation des attributaires ?").

La question est aussi éminemment politique. Elle résonne particulièrement auprès des collectivités locales (relire "Statistiques : « des investissements locaux toujours dynamiques en 2023") , qui cherchent des assouplissements (relire "Investissement des collectivités : reviendra-t-on sur le critère de 20 % d’autofinancement ?" - "Financement de projets locaux : que peut faire le Gouvernement ?" et "Pas de « forfait global de maîtrise d'œuvre et de frais techniques » au profit des communes rurales").
La démarche de recherche de financement préalable est bien évidemment soutenue par le Gouvernement, avec une plateforme dédiée (relire "Aides-territoires : planifier ses marchés en fonction des subventions d’investissement, c’est désormais plus facile !").

Le bon réflexe, pour comprendre, voire accepter, cette avancée du volet financement dans la mission Achat, c’est de se référer à la bible de la commande publique. Le considérant 4 de la Directive européenne 2014/24/UE du 26 février 2014 indique que « La notion d’acquisition devrait être entendue au sens large, en tant qu’obtention de la jouissance des travaux, fournitures ou services en question, ne nécessitant pas nécessairement de transfert de propriété aux pouvoirs adjudicateurs».

L’achat public ne se résume donc pas à l’acquisition de propriété. C’est peut être un des grands tournants de la commande publique, en réponse à l’asséchement des finances.
 

Des opportunités et des choix

Un tournant pris à l’aulne, d’une part, de l’économie circulaire. Cette semaine, Emmanuelle Ledoux, Directrice générale de l’Institut National de l’Économie Circulaire (lire "[Interview] Un budget en section d’investissement et de fonctionnement : un obstacle à l’économie circulaire") nous rappelle que l’économie circulaire met notamment l’accent sur de nouveaux modes de conception, production et consommation, le prolongement de la durée d’usage des produits, l’usage plutôt que la possession de bien, la réutilisation et le recyclage des composants.
Mais elle constate avec regret que « les personnes publiques ont tendance à faire le choix de l’acquisition plutôt que de la location ». Mais elle en connait certaines explications : « la présentation du budget des collectivités publiques en section de fonctionnement et d’investissement peut être aussi un obstacle dans le passage vers une économie circulaire. Au regard des règles de la comptabilité publique, ces dernières préfèrent investir et réduire leurs dépenses de fonctionnement. D'autant que le mécanisme du Fonds de compensation pour la TVA incite à privilégier l'investissement ».

La location, plutôt que l’achat, correspond, d'autre part à cet impératif de prise en compte du financement de l’achat. La location plutôt que l’achat : la question se pose désormais avec insistance, avec ses conséquences purement budgétaires : passer de l'acquisition à la location conduit aussi à un changement dans l’imputation de la dépense : de la section d’investissement à la section de fonctionnement (relire "De l'achat à la location, la comptabilité publique dépassée par les nouvelles pratiques de l’achat public ?").
La location plutôt que l’acquisition : la question « pour iconoclaste qu’elle paraisse, est pourtant d’une actualité brûlante » estimait dans nos colonnes Me Jean-Marc Peyrical (relire" [Tribune] "«Vive la rentrée commande publique ! »". Il pousse la logique jusqu’au bout : « l’ensemble des marchés publics, surtout à l’aune de ce profond mouvement en faveur de la location plutôt que de l’achat, a-t-il vocation à rester dans le giron des contrats administratifs et de la compétence du juge administratif en cas de contentieux ? » 

Troisième piste : la recherche de la sobriété. Selon Nicolas Charrel, c’est un axe prometteur, si ce n’est essentiel, de l’achat public. « Attention, sobriété dans l’achat public n’est pas sobriété de l’achat » », explique l’avocat. « C’est pointer la nécessité de mieux réfléchir le besoin. C’est le rôle des acheteurs, bien plus que celui des juristes, que d’avoir ce filtre d’analyse. C’est dépasser le fait de "clauser " son marché avec des clauses sociales et environnementales pour entrer véritablement dans une économie de ressources » (relire "[Interview] Nicolas Charrel : « la sobriété, une trajectoire que la commande publique doit intégrer »")
 

La matrice "deniers publics"

Les plus pessimistes verront dans cette évolution de la mission de l’acheteur public d’abord un impératif de gestion de l’attrition, que l’on connaît dans les entreprises privées : « faire mieux (ou plus !) avec moins »… De gestionnaire des marchés (au sens de "contract manager" - relire "Contract management et exécution du contrat : des notions essentielles pour l'acheteur !") à garant du financement, il n’y a pas loin.

Finalement, toutes ces questions ne sont pas surprenantes : la mission initiale de l’achat public, n’est-ce pas de satisfaire un besoin public tout en veillant à la bonne gestion des deniers publics ?
Tout le reste, toutes les évolutions de la commande publique, ne pourront prendre corps et se développer qu’en s’enroulant autour de cette matrice.