Tous ces chemins qui mènent au localisme…

  • 23/07/2020
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"En politique, il faut suivre le droit chemin ; on est sûr de n'y rencontrer personne"
Otto Von Bismarck


« Je voudrais bien voir ce que va dire la CJUE ! La préférence locale, en général, elle n'aime pas.... ». C’est l’une des nombreuses réactions sur les réseaux après la publication de notre info "Une proposition de loi sénatoriale pour « relocaliser » la commande publique". Une proposition de loi d’un localisme parfaitement assumé : il s'agit, ni plus ni moins, de permettre aux acheteurs d’imposer qu’une part minimale, pouvant aller jusqu’à 25 % du nombre d’heures nécessaires à l’exécution du marché, soit effectuée par « des personnels domiciliés à proximité du lieu d’exécution, dans un périmètre qu’ils déterminent ». Les thuriféraires de l’achat local reviennent en force !

Il est vrai que la crise liée à la pandémie leur a ouvert, à larges battants, une belle fenêtre de tir : elle a révélé le mauvais état du tissu industriel français et l’absurdité écologique de la mondialisation… Mais attention, avant de parvenir à un achat local "assumé ", le chemin est parsemé de quelques obstacles, et non des moindres !
Encore que... tout est possible : la preuve, en urgence, de nouveaux seuils, à vocation, entre autres, de renforcer l'achat local, sont apparus dans notre corpus (lire " 70 000 € et 100 000 € : de nouveaux seuils pour les marchés de BTP et de denrées alimentaires" et "Nouveaux seuils à 70 et 100 K€: le monde de la commande publique peu convaincu... voire agacé !").
 

Poussée localiste

Si la proposition de loi signée du sénateur (LR) Bruneau Retailleau, est à classer dans la catégorie "approche très directe", elle est politquement très opportune et parée d’une certaine logique :
1 - « La commande publique est donc un levier ? Très bien !
2 - Notre objectif majeur, c’est de relancer l’économie et de faire face aux difficultés des entreprises ? Ok !
3 - Donc, obligeons nos marchés publics à faire travailler d’abord nos entreprises !
».

Le Conseil d’Etat a entrouvert la porte. Dans une décision de décembre 2019, il a admis un sous-critère par lequel une collectivité évalue les retombées des offres sur l’emploi local, dans le cadre d’une délégation de service public (relire "Un acheteur peut apprécier les retombées d’une offre sur l’emploi local").
Plus prudente que le Sénat, l’Association des maires de France a rappelé que le Code de la commande publique interdit les critères géographiques dans l’attribution d’un marché. Mais considère qu’il serait «opportun» d’autoriser «temporairement », lors de la sélection des offres des entreprises, un critère favorisant des entreprises dont le bénéfice de l’attribution irait au tissu économique local (relire "Les maires plaident pour le critère géographique...même «temporairement»").

La poussée localiste prend aussi d’autres formes. En période de crise exceptionnelle, pourquoi ne pas demander à l’Etat d’agir par "planification" ? La Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) demande un « plan national de travaux de proximité» (relire "Relance de l’économie : la FNCCR demande un plan de travaux de proximité"). Dans la même veine, l’Association des communautés de France (ADCF) demande la mise en place de plans de relocalisation : des mesures exceptionnelles de réorganisation des modes de production et des modèles de développement,« en tenant notamment compte d’une consommation intérieure beaucoup plus sensible aux arguments du patriotisme économique, à l’attrait du "Made in France" et aux avantages écologiques comparatifs de circuits courts » (relire "L’ADCF demande un « Grenelle de la commande publique  »").

D’autres propositions n’ont pas pour objectif direct le localisme… mais y mèneraient par effet de bande. Parmi les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, rendues le dimanche 21 juin, l’une vise à rendre la clause environnementale obligatoire et à l’étendre à tous les marchés publics (relire "Convention citoyenne pour le climat : clause environnementale et écocide"). Le rapport de la convention  propose même que le « critère environnemental » intervienne pour, au minimum, 20 % de la note...

Cet inventaire, même non exhaustif,  révèle bel et bien une poussée localiste. Elle devra cependant, pour prospérer, affronter deux catégories d'obstacles.
 

Obstacles juridiques

Les juristes sont, sans surprise, circonspects. Un rappel : le droit de la commande publique est européen. Notre code de la commande publique français n’est que la transposition des directives européennes. Alors, contrevenir au commandement fondamental de libre circulation des biens et services, cela risque d’être mal perçu par la Cour de justice…. Là, on touche à la question sensible de « souveraineté », posée ces derniers temps en terme d’"achat stratégique". Mais certains affrontent sans sourciller ce qu'ils considèrent comme des "dogmes" (relire notamment la tribune d’Alain Lambert "Des mesures concrètes pour une rupture totale avec les dogmes de la commande publique").
Quant au juge français, il est assez suspicieux dès qu' il s’agit de critère d'attribution : il faut être en mesure de le définir et de le mettre en œuvre dans le respect du principe fondamental d’égal accès à la commande publique. Et veille toujours à ce qu’un critère soit en lien avec le marché (relire "Critères RSE : "Beaucoup de maîtres d’ouvrage ont fait preuve de légèreté").
A propos de suspicion, et face  à un  localisme totalement assumé, on relira avec attention notre interview croisée, réalisée en plein confinement : "D'Est en Ouest, les acheteurs publics tiennent la barre [Cash Interview]". Des acheteurs, soutenus par leurs élus, affirment clairement faire jouer la préférence locale…tout en espérant « un retour  de la part des producteurs locaux (...) sollicités et soutenus pendant la crise »…
 

Le risque de contradiction politique

Admettons que l’esprit fertile des juristes trouve un "équilibre" et parvienne à traduire en droit la poussée localiste. On risque cependant de se trouver face à un point de blocage non négligeable : la complexité. Si l’on veut renforcer l’achat local en usant de « critères » dédiés, il faudra, certes les définir et trouver une pondération "acceptable" pour tous. Mais du côté des entreprises, cela pourrait se révéler rédhibitoire, que de devoir répondre à de nouvelles exigences des acheteurs. Pensons, juste pour l’exemple, à l’établissement d’un bilan carbone, ou d'exigences tendant à permettre à l’acheteur de mener un achat répondant à un besoin défini en cout global (relire "Se diriger vers une analyse TCO de l’achat public").

Au final, les nouvelles exigences pourraient  se révéler contraires à cet autre objectif prioritaire  de faciliter l’accès de la commande publique aux PME : seront-elles en mesure de répondre à la « nouvelle commande publique » ? (relire notamment "Achat public : le cri d’alerte des entreprises (1/2)").
 
Jean-Marc Joannès