Nouveaux seuils à 70 et 100K€ : le monde de la commande publique peu convaincu... voire agacé !

  • 23/07/2020
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Et hop ! Deux nouveaux seuils à inscrire dans vos tablettes: 70 et 100 K€. Ce, en vertu d’un décret publié au JO ce 23 juillet. Ils concernent les marchés de BTP et de denrées alimentaires. La rédaction d’achatpublic.info a recueilli les premières réactions des acteurs de la commande publique. Des réactions globalement très mitigées.

Un décret du 22 juillet 2020 relève à 70 000 euros HT le seuil de dispense de procédure pour la passation des marchés publics de travaux conclus avant le 10 juillet 2021. Pour les marchés de fourniture de denrées alimentaires dont la vente a été perturbée par la crise sanitaire, il autorise, pour les produits livrés avant le 10 décembre 2020, la conclusion de marchés publics sans publicité ni mise en concurrence lorsque le marché répond à un besoin inférieur à 100 000 euros HT (Lire notre brève « 70 000 € et 100 000 € : de nouveaux seuils pour les marchés de BTP et de denrées alimentaires »).
« Avec ce décret qui simplifie l’achat public pour le secteur du BTP et l’alimentaire, les décideurs publics pourront mobiliser sans délai les entreprises » a déclaré Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance, chargée de l’Industrie.
Oui mais modifier, et a fortiori créer de nouveaux seuils, c'est rarement bien perçu. Quelque peu surpris (car rien n’avait filtré), les acteurs de la commande publique ont réagi. Et pas toujours positivement, loin s'en faut...
 

Quelques motifs de satisfaction


pierre_pelouzet.jpgPierre Pelouzet, Médiateur des entreprises, ,considère que c’est une bonne surprise  « Le relèvement temporaire pour deux secteurs majeurs, les marché de travaux et les marchés de fournitures de denrées alimentaires, est évidemment une bonne nouvelle ! Cette démarche  répond au besoin urgent exprimé par les entreprises d'avoir une visibilité sur leurs carnets de commandes. Enfin, cela fait écho à l'appel que j'ai exprimé début juillet aux donneurs publics et privés afin qu'ils lancent leurs commandes sans attendre, pour éviter une prolongation de la période de faible activité pour les TPE-PME pendant l’été»  (NDLR : relire "Relancer la commande publique : c’est maintenant !" ).

Pierre Villeneuve, Directeur régional des achats à la Préfecture de la  région Bretagne, rappelle que « tout ce qui peut contribuer à aider les PME est utile en période de covid-19 ou post covid (NDLR : relire "Acheteurs publics : (re) penser l'après covid-19" et "Des seuils… mais quels seuils ? Une histoire de seuils dans les achats").

bruno_koebel.jpgPour Bruno Koebel, Directeur adjoint Chef du service des achats et de la commande publique à la Ville et Eurométropole de Strasbourg, le décret témoigne d’un renforcement de la confiance placée en l’acheteur public, qui a pour corollaire un accroissement de sa responsabilité. « Nous allons réfléchir rapidement à la meilleure manière de mettre en œuvre ces nouvelles dispositions, en ayant à l’esprit un point de vigilance : le respect des principes de la commande publique et de l’objectif de bonne gestion des deniers publics, qui s’imposent y compris en-deçà des seuils de dispense de mise en concurrence

Dans ce climat très lourd de crise sanitaire, il faut remercier les rédacteurs de ce décret pour m’avoir beaucoup faire rire. Ce décret est une blague !


Mais la satisfaction est loin d’être générale. Jérôme Michon, président de l’Institut de la commande publique et Professeur en droit des marchés publics et privés à l’ESTP est même très critique : « Dans ce climat très lourd de crise sanitaire, il faut remercier les rédacteurs de ce décret pour m’avoir beaucoup fait rire. Ce décret est une blague ! Des organisations professionnelles réclamaient un relèvement de seuil. Il fallait une réponse. Alors on a inventé une argutie juridique particulièrement remarquable. Le journaliste de la presse grand public va annoncer que l’on exonère de passer des marchés jusqu’à 70 000 euros en travaux et jusqu’à 100 000 euros en denrées alimentaires, alors que ce n’est pas du tout ce qui est prévu dans ce texte» (NDLR : relire "Il est fondamental de ne pas oublier l’exigence de bonne gestion des deniers publics").

Le champ d’application


me_nicolas_lafay_1.jpgLe champ d’application du décret n’est pas limpide, si lon s'en tient à la lecture isolée et à la rédaction de l’article 3.  Et sur les réseaux sociaux, de nombreux acheteurs, dans un premier temps, ne se sont pas crus concernés. Mais selon Me Nicolas Lafay, il ne faut pas lire cet article comme limitant le champ d’application du décret aux seuls acheteurs listés à cet article : «  dans les visas du décret est bien visé l’article L.2122-1 du CCP. L’article 3 s’explique dans la mesure où le code de la commande publique prévoit, à chaque fois, des dispositions applicables aux îles Wallis et Futuna, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises. Le but de cet article 3 est donc d’inclure également ces collectivités dans le champ d’application de ce décret, en plus de tous les autres acheteurs.» 

Pourquoi des seuils différenciés ?


Il aurait été plus simple de tout mettre à 100.000 € ou, au pire,  de tout ramener au montant à 90 000 €

Me Nicolas Lafay est surtout étonné du choix fait de différencier les seuils pour les travaux (70.000 € HT) et la fournitures de denrées alimentaires (100.000 € HT). « Je ne comprends pas trop cette différence, sinon de complexifier quelque peu les choses. Il aurait été à mon sens plus simple de tout mettre à 100.000 euros ou, au pire tout ramener au montant à 90.000 € (rappelant ainsi un autre seuil bien connu). Ce relèvement est en tout cas clairement un appel à peine voilé à faire appel aux PME locales pour les soutenir à la suite de la crise sanitaire. Peut-être que cela explique la réticence à augmenter le montant du seuil travaux au-delà de 70.000 euros HT….»

Les marchés alimentaires


J’avais souhaité que l’on sorte du carcan administratif ... On y est pas !

gilles_perole.jpgGilles Pérole, président de l’association Un Plus Bio, dont le crédo est l'exception alimentaire dans les marchés publics (NDLR : relire « [ITV Express] "Je crains le retour du carcan administratif") est désabusé.  « Je ne comprends pas bien l’intérêt de ce nouveau seuil pour les marchés de denrées alimentaires. La modification ne concerne en réalité que l’industrie agro-alimentaire : les produits frais ne sont pas concernés ».
Selon Gilles Pérole, la mesure n’est pas dans le sens de la relocalisation, alors qu’il est nécessaire de permettre le gré à gré dans les marchés alimentaires pour les producteurs locaux. « Finalement, peut-être ne s’agit-il que de permettre aux filières industrielles agro-alimentaires de vider leurs stocks... J’avais souhaité que l’on sorte du carcan administratif ... On y est pas ! »

Pierre Villeneuve exprime aussi des doutes : « La notion de denrées alimentaires est relativement vaste faute de précision (faut-il englober la restauration collective hors domicile... nous ne le pensons pas) . Toute comme la condition de vente perturbée par la crise (et non durant la crise). Une telle rédaction limitera son champ d'application car il faudra pour le vendeur (par ex commerçant, point de vente....) démontrer et rapporter la charge de la preuve d'une baisse directement imputable à la crise.»


Les marchés de Travaux

Ce décret c’est de la mesurette !  Il n’est pas à l’échelle du problème qui est de relancer l’économie


pierre_villeneuve_0.jpgPierre Villeneuve considère que le réhaussement du seuil à 70 K€ pour les seuls marchés de travaux jusqu'au 10 juillet 2021 (ou les mini-lots jusqu'à 80 K€), ne répond que très partiellement à l'enjeu de l'accès des PME à la commande publique. « Ce seuil hybride n'est qu'un des éléments de simplification de la commande publique. Le nouveau seuil provisoire (jusqu'à 70 K) est élevé pour les TPE sans être attractif pour les PME sans oublier de rappeler que le seuil règlementaire en matière de marché de travaux est de 1 ME (CCP, art. R 2123-1) ».

me_nicolas_charrel_1_1.jpgPlus critique encore, Me Nicolas Charrel : « Ce décret, c’est de la mesurette. 70 000 euros de travaux, si on ne veut pas saucissonner, en terme d’opération ce n’est rien. Cette mesure n’est pas à l’échelle du problème qui est de relancer l’économie.» D’abord, attribuer des marchés en catastrophe à des TPE/PME, sans mise en concurrence et sans publicité, sur des opérations, cela ne va pas résoudre les problèmes en termes de rapidité. D’autant qu’il faut finir les chantiers qui ont été interrompus. Par ailleurs, pourquoi cette mesure vise seulement le bâtiment, et non pas les fournitures et les services ?

Pourquoi 70 000 euros ? s'interroge Jérôme Michon : « avec un seuil à 70 000 euros en travaux, on est même en dessous du seuil de 80 000 euros, c’est-à-dire que l’on peut aller au-delà du nouveau seuil de 70 000 euros !!! On peut même penser qu’il a été fixé à 70 K pour la seule raison que le seuil de 80 000 était déjà consacré ! Et comme il fallait faire une réforme, un nouveau seuil a été fixé. Il aurait été opportun de le passer plutôt à 90 000 euros HT, seuil qui correspond à un niveau de publicité

Quelle efficacité ?

Le décret évoque bien des nouveaux seuils, mais il ne changera rien sur le fond, sauf à éviter désormais de fractionner trop le nombre de lots

me_jerome_michon_0.jpgSelon Jérôme Michon, le décret du 22 juillet 2020 ne permet pas de passer directement une commande en dessous des seuils de 70 000 € (travaux) ou 100 000 € (denrées alimentaires), « puisqu’il est impératif de ne pas dépasser 20 % de la valeur estimée de tous les lots » … en clair : il faut d’abord faire une procédure concurrentielle ; lister plusieurs lots ; ensuite, certains lots inférieurs aux seuils et ne représentant pas plus de 20 % du total de la consultation, pourront bénéficier d’une souplesse procédurale identique à celle applicable aux achats inférieurs à 40 000 euros HT. »

Un ordre politique a été donné d’adopter un nouveau texte relevant les seuils pour une période transitoire, liée à la crise sanitaire, estime Jérôme Michon. Il a débouché sur ce décret qui, certes, évoque des nouveaux seuils, « mais qui ne changera rien sur le fond, sauf à éviter désormais de trop fractionner le nombre de lots des prestataires locaux (entrepreneurs ou fournisseurs de denrées alimentaires) ; il  revient à réduire le nombre de lots, dans le cadre de la "théorie des petits lots", bien connue des praticiens de l’achat public.» Au final, le nouveau décret complexifie plutôt que simplifie en créant la confusion entre ceux qui en feront une lecture politique et ceux qui en feront une lecture juridique.
« Si on voulait offrir de la véritable souplesse aux acheteurs publics, il fallait supprimer tous les seuils en dessous des seuils européens, comme c’est le cas dans d’autres pays de l’Union européenne. Réforme que personne n’a osé réaliser jusqu’à présent en France. Le nouveau décret complexifie plutôt que simplifie en créant la confusion entre ceux qui en feront une lecture politique et ceux qui en feront une lecture juridique. »

Il y a une confusion entre le symptôme et la maladie

jerome_andre_1.jpgJérôme André gérant de MPC (marchés publics consultant) (NDLR ;  relire"Jérôme André un acheteur devenu consultant"  s’interroge aussi sur l’efficacité du décret et sur son principe même « Est ce que relever les seuils de marchés publics favorise l'accès des PME à la commande publique ? » Il rappelle que la question est historique et le débat ressort à chaque modification de seuils (NDLR : relire "Marchés publics et relèvement de seuil : quinze ans de plaidoyers, arguties... et autres propositions"). « Il y a les pours et les contres. Je fais partie de la seconde catégorie car il y a une confusion entre le symptôme et la maladie ».

Jérôme André considère que le code de la commande publique n'est pas intrinsèquement vecteur de lourdeur administrative ou de frein. « Les difficultés viennent bien souvent d'une utilisation systématique des procédures de passation connues et usuellements utilisées sans tenir compte du contexte, de l'environnement couplé à une peur déraisonnée du contrôle de la préfecture. De manière générale il y a bien souvent une méconnaissance de toutes les possibilités qu'offre le code en matière de dérogation et de gestion de l'urgence etc...».

Tant mieux pour les entreprises qui bénéficieront de ces dispositions… en espérant que ce ne soit pas au détriment de celles qui répondent habituellement aux mises en concurrence.

regis_courroy.jpgSelon Régis Courroy, responsable des relations fournisseurs et affaires juridiques pour Epinal habitat, la volonté de relance immédiate de l’Etat sera tempérée par l’indispensable respect des principes de la commande publique, le bon usage des deniers publics et les procédures internes des acheteurs. « A minima, un feu vert interne est indispensable au cœur de la période estivale. Mais tant mieux pour les entreprises qui bénéficieront de ces dispositions… en espérant que ce ne soit pas au détriment de celles qui répondent habituellement aux mises en concurrence. »

Me Charrel, au final, ne décolère pas "ce n’est pas juste en réhaussant le seuil des marchés travaux à 70 000 euros, en faveurs de petit travaux auprès des artisans, que l’on va y arriver. Il faudrait étendre la mesure aussi aux prestataires de services, aux fournisseurs. Cela aurait pour effet de relancer l’économie plus rapidement, avec une augmentation des commandes. A discuter de la rehausse des seuils, on aurait pu voir plus grand, par exemple 500 000 euros pour les marchés de travaux, et peut être 200 000 euros pour les marchés de fourniture et service, sur une courte période, un an. Ça, c’est de la relance"  !


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