Commande publique : de l’urgence aux tensions

  • 03/09/2020
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"L'apparence requiert art et finesse ; la vérité, calme et simplicité"
Emmanuel Kant



Cela devait arriver. Le climat se tend dans le monde de la commande publique. Le ton monte ! Lors des "Universités d'été de l'économie de demain" (UEED), les 27 et 28 août, un ministre a été assez directement apostrophé :  « Madame la ministre, faites votre boulot ! Le "Made in France" n’est pas un gros mot, Madame la Ministre ; avec vos conseillers juridiques "Bac+30", vous pouvez faire jouer la réciprocité, non ? » (lire "Renforcement RSE : des objectifs communs… mais des échanges vifs").
De fait, tous les ingrédients sont réunis pour que s’exacerbe l’expression des attentes, recommandations et autres injonctions. Il y a quelques semaines, nous avions envisagé, sans doute dans un excès d’optimisme, que la "nouvelle commande publique" serait placée sous le signe de la "bienveillance" (relire "Juridique, économique… et bientôt « bienveillante », voici la nouvelle commande publique !").
 

Cocktail détonnant

Que la commande publique résulte de tensions permanentes, ce n’est pas nouveau. Intrinsèquement, c'est un perpétuel jeu entre deux objectifs quasi opposés : la nécessité d’obtenir une prestation de haute qualité et la préservation des deniers publics (relire "La commande publique ? C’est une ligne en tension !"). Mais la crise covid-19 est passée par là.
D’abord, elle a libéré l’expression critique : une réglementation inadaptée à l’urgence et, pour faire court, des acheteurs publics "frileux" et bien trop craintifs du juge pénal. Ils auraient aussi tout intérêt à s’inspirer du savoir-faire des acheteurs privés, et à mieux gérer le concept de bonne gestion des deniers publics : « J’entends encore des hauts fonctionnaires me dire "moi, je gère l’impôt des Français ; donc j’achète au moins cher" !» s’est agacé cet autre intervenant lors des UEED.

Autre ingrédient contribuant à un ton véhément : certaines contradictions mises en valeur avec cette crise. La commande publique est un moteur économique et de relance indispensable… mais l’achat local n’est qu’à peine toléré, et sous réserve de le "maquiller" (lire « "Acheter local : ce n’est pas légal mais…" - "Une proposition de loi sénatoriale pour « relocaliser » la commande publique" et « "Préférence locale : les trucs et astuces du gouvernement". Avec parfois des astuces à l'évidence bienvenue : pour renforcer l’acher local, il suffit de manger frais (lire "Approvisionnement local des services communaux de la restauration collective : saisonnalité et fraîcheur des produits à la rescousse"). Ajoutons cet autre constat : la commande publique n’a pas su faire assez de place à la responsabilité sociale et environnementale, alors que la crise est aussi "sociétale et environnementale".

Le gouvernement devra donc impérativement, en parallèle à son discours d’urgence et de politique de soutien de l’économie, répondre. Autrement qu’en jouant sur les seuils. Jean Castex a annoncé que les mesures d’urgences prises au printemps (lire "Nous irons vers davantage de simplification" devraient être « prolongées ; voire, si possible, pérennisées ». Il avait donc bien " vendu la mèche, puisque l'Elysée confirme le 3 septembre, à l'occasion de la présentation du plan "France relance". «Des mesures prises pendant la crise sanitaire pourront être prolongées pour réduire les délais administratifs ou encore faciliter l’accès des entreprises à la commande publique» (lire "Commande publique : vers la pérennisation des mesures exceptionnelles").
Le jeu consiste donc à deviner lesquelles mesures "exceptionnelles", prises notamment par ordonnances, depuis le début de la crise sanitaire, vont basculer : nouveaux seuils, délais de paiement, avances ? Dans son interview "Il est temps d’assurer une « meilleure localisation d’achat") Marc Sauvage, vice-président du Conseil national des achats (CNA) nous informe que ce dernier a été consulté par Bercy en vue de nouvelles modifications du code de la commande publique. Objectif : toujours plus de souplesse !
 

De la demande à la sommation

Mais tout ce qui paraissait en "temps normal" comme un lobbying assez classique a muté en exigences : "Il y a urgence, non ? Alors qu’attend-t-on ?". Les discours annonçant une crise économique qui ne pourrait que s’aggraver renforcent le sentiment de légitimité des "militants", voire des "simples citoyens", regroupés notamment en Convention citoyenne pour le climat (relire "Commande publique : pourquoi ils ont réinventé l’eau tiède"),et invités  à proposer une réécriture du droit.
C’est ce qui explique la poussée du localisme (relire "Tous ces chemins qui mènent au localisme…" ).
Ce qui explique, aussi, les exigences de renforcement des clauses d’insertion dans les marchés publics (lire "La Fédération des entreprises d’insertion veut réécrire le code… maintenant !").
C'est ce qui sous-tend, enfin, l’exigence de rendre obligatoire, et pour tous les marchés, des clauses environnementales. Une exigence militante, mais qui comporte des risques non négligeables et contrarierait la volonté d’aider les PME/TPE à reprendre pied, et de fluidifier les marchés publics (lire "Une clause environnementale obligatoire ? C’est risqué, de vouloir inscrire une pétition de principe dans le code !")
 

Réécriture radicale du code

Dans cette interview, Jacques Fournier de Laurière pointe non seulement les effets de bord de cette exigence, mais aussi l’extrême difficulté à la mettre en oeuvre : « Sur une gamme très large de marchés, cela va être difficile de trouver un critère environnemental. Il ne suffit pas de déclarer obligatoire un critère : il faut être en mesure de le définir ! ». Selon lui, la seule façon de rendre effective une telle contrainte, ce serait de procéder à une « réécriture radicale » du code : relâcher le lien entre "Critère" et "Objet" du marché. La seule façon, aussi, de gérer un nouveau jeu de tensions entre "l’offre économiquement la plus avantageuse" et "l’offre écologiquement la plus avantageuse"…

Décidément, hausser le ton au nom de l’urgence ne résout rien : la commande publique reste une recherche permanente d’équilibres. Parfois effectivement contraires, ils trouvent tous leur justification.

 
Jean-Marc Joannès