Appel "Commande publique" à la négociation

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« Certes, le Ciel interdit certains plaisirs ; mais on peut généralement négocier un compromis »
Molière

 
C’est assez curieux : pour faire passer certaines mesures relevant de l’assouplissement de la réglementation, le Gouvernement se justifie régulièrement en mettant en avant la diligence et la responsabilisation de l’acheteur public. Si tel est le cas, pourquoi ne pas lui permettre de "négocier" plus facilement ? Et puis, en période de tensions, la négociation n’est-elle pas de bon aloi ?
 

Tout le monde veut...

En début d’année, nous avons voulu recueillir les vœux des acheteurs publics pour 2023 (relire "Vœux commande publique 2023 : les acheteurs publics veulent négocier !"). Ce qui apparaît très clairement dans ce recueil de souhaits, c'est celui de pouvoir négocier. C'est la demande la plus récurrente et la plus marquée : « Que l’on puisse négocier pour tous les achats, même au-dessus du seuil des procédures formalisées ! » ; « Que la procédure négociée devienne une procédure ouverte et non plus exclusivement restreinte » ; « Que la négociation devienne autorisée en appel d’offres ». Permettre la négociation, ce serait LE levier de performance : « Permettre une meilleure performance économique de l’achat public notamment par la possibilité de négociation systématique ».

Et puis après tout, les thuriféraires de la négociation ne trouvent-ils pas un appui de poids dans le droit communautaire ? Le point 42 de l’exposé des motifs de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 dispose : « Il est absolument nécessaire que les pouvoirs adjudicateurs disposent de plus de souplesse pour choisir une procédure de passation de marchés prévoyant des négociations » et « (…) Les États membres devraient être en mesure de prévoir le recours à la procédure concurrentielle avec négociation ou au dialogue compétitif dans diverses situations où une procédure ouverte ou une procédure restreinte sans négociation ne sont pas susceptibles de donner des résultats satisfaisants ».
 

... mais le Conseil d’Etat freine

Un temps, on a pu croire que le Conseil d’Etat assouplirait les conditions de recours à la négociation. Mireille Le Corre, dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 octobre 2020 "OPH de Lyon" reconnaissait que le procédé est même encouragé. « Et c’est normal, puisque la négociation est source d’amélioration tant du prix que de la qualité des offres», considérait-elle (relire "Le recours à la procédure avec négociation : les éclaircissements du Conseil d’Etat"). En l’espèce, cependant, la diversité des dates de construction des immeubles, leur nombre important, leurs régimes juridiques différents ou encore leur dispersion sur une zone géographique étendue n'ont cependant pas convaincu le Conseil d’Etat de la difficulté de l’opération de construction concernée.

Plus récemment, Nantes Métropole a tenté de justifier le recours à la procédure négociée par la prise en compte de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 (dite loi AGEC) et ses dispositions relatives à la valorisation des déchets d’équipements électriques et électroniques, et compte tenu de la mise en œuvre des procédés de recyclage et de l’importance du parc informatique concerné. Pour le TA de Nantes, cela ne convient pas : « bien que le parc informatique concerné soit important, cela ne concerne que des "prestations connues et services standardisés" » (relire "Non, la loi AGEC n'est pas une condition de recours à la procédure négociée !").
Me Nicolas Lafay, commentant ce jugement, considère que « Hors MAPA, il est très difficile en pratique de recourir à la négociation pour un pouvoir adjudicateur, et ce contrairement au discours officiel qui a cours depuis plusieurs années et selon lequel le carcan limitant les possibilités de négocier en marché public aurait été levé » ( relire "La négociation en procédure formalisée : toujours aussi restreinte").
 

Et persiste

Malgré l’incompréhension que cette rigidité peut susciter, l’assouplissement des cas de recours possible à la négociation en procédure formalisée n’est toujours pas d’actualité. La complexité de l’opération, une des conditions permettant l’usage d’une procédure avec négociation, fait toujours l’objet d’une interprétation stricte de la part du Conseil d’Etat (lire "La négociation en procédure formalisée toujours cadenassée").
Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat revient sur la complexité d’une opération, qu’elle soit juridique ou financière et la nature du marché, c’est-à-dire l’une des circonstances particulières qui permettent à un acheteur public de procéder à une négociation lors de la consultation, dès lors que le marché public doit être passé dans le cadre d’une procédure formalisée (CCP, art. R. 2124-3). S'agissant de la complexité d’une opération, le Conseil d’Etat considère qu’elle s’apprécie « au regard des capacités du pouvoir adjudicateur à passer le marché selon la procédure normale d'appel d'offres ». Ce qui amène en l’espèce, le Conseil d’Etat à nier la complexité d’un marché d’évacuation sanitaire passé par deux centres hospitaliers.
Le rapporteur public note, dans ses conclusions sur cet arrêt : « cet argument est à manier avec une très grande prudence : à cette aune, on pourrait d’ailleurs faire valoir qu’un hôpital n’est guère plus spécialiste en matière d’imprimantes, de contrats d’assurance ou de travaux publics, ce qui ne l’empêche pourtant pas de passer fréquemment des marchés dans ces domaines… ».
Il y a là l’introduction d’une forme de subjectivisme, un peu pervers : c’est à l’acheteur de montrer son « incapacité ».
La technicité d’un marché joue dans tous les sens, Récemment, la CAA de Marseille a jugé que le seul fait que l'université ait été assistée de son département de génie mécanique lors de l'acquisition de matériel "pointu" ne suffit pas à lui conférer la qualité de "professionnel" (relire "Vices cachés : on ne peut tout exiger de l’acheteur public").
 

Subjectivité embarrassante, voire contestable

Pour les avocats Raphaël Apelbaum et Florent Gadrat (Avocat associé / Avocat - Lexcase), l'arrêt du Conseil d'Etat du 21 décembre 2022 apporte finalement plus d’interrogations que de solutions et « place les praticiens de la commande publique dans un certain embarras » Ils considèrent que le u Conseil d’État censure le recours à la négociation « pour des raisons contestables » ( lire "Procédure négociée au-dessus des seuils : mission impossible ?").
Ils regrettent que l’analyse de la complexité d’un marché n’est pas une analyse objective des circonstances, mais une analyse subjective au regard de l’acheteur concerné : « ce critère n’apparait aucunement dans les textes concernant la procédure négociée. (...) en quoi l’expérience d’un précédent marché empêcherait le recours à une négociation ? Faut-il considérer, à l’inverse, que lorsqu’il s’agit d’un nouveau marché, le recours à la négociation serait facilité ? »

Subjectivité ? « à partir de quand peut-on considérer que le pouvoir adjudicateur institutionnel est expérimenté pour passer un marché ? Comment se mesure cette expérience à l’échelle humaine et pratique des agents intervenant concrètement dans l’acte d’achat public ? » s’interrogent les deux avocats.

Complexité (objective ou subjective ?) des marchés publics face à l’appréciation (subjective ou objective ?) de la compétence des acheteurs publics : un nouveau point de réflexion s’ouvre...