[Interview] Référé précontractuel : est-ce la fin de "Smirgeomes" ?

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L’assouplissement des conditions de recours au référé précontractuel ne cesse de se poursuivre, jusqu’à peut-être annihiler la portée du célèbre arrêt "Smirgeomes". Dernière décision en date : celle de la Cour de justice de l’Union européenne de mars 2021 "LDK Symvouloi Michanikoi AE". L’avocat Guillaume Rossignol-Infante attire l’attention des acheteurs publics sur les nouvelles possibilités qui s’offrent aux requérants…

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de rendre un arrêt susceptible de bouleverser la grille de lecture autour de la notion "d’intérêt lésé" d’un requérant, au cours d’un référé précontractuel. Il résulte de cette décision du  24 mars 2021, "LDK Symvouloi Michanikoi AE", (C‑771/19) qu’ : « un soumissionnaire qui a été exclu d’une procédure de passation de marché public à un stade antérieur à la phase d’attribution de ce marché et dont la demande de sursis à exécution de la décision l’excluant de cette procédure a été rejetée, peut invoquer, dans sa demande de sursis à exécution de la décision admettant l’offre d’un autre soumissionnaire, introduite concomitamment, tous les moyens tirés de la violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles nationales transposant ce droit, y compris des moyens qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue ».
Maître Guillaume Rossignol-Infante (Parmes Avocats) analyse la portée de cette décision en droit interne. Et s’interroge : les juridictions administratives vont-elles poursuivre l’assouplissement de la jurisprudence "Smirgeomes" (CE, 3 octobre 2008, req. n° 305420), entamé avec l’arrêt "Société Clean Building" (CE 27 mai 2020, req. n° 45982).
 

Pouvez-vous rappeler brièvement la jurisprudence "Smirgeomes" ?

Avant l'arrêt "Smirgeomes", la moindre irrégularité pouvait causer l’annulation d’une procédure de passation

Guillaume Rossignol-Infante – Pour assurer l’effectivité des premières directives européennes « marchés publics », le Conseil des communautés européennes de l’époque adopte deux textes, dits « directives recours »,  le 21 décembre 1989 (89/665/CEE) et le 25 février 1992 (92/13/CEE). Ces textes, transposés en droit interne par la loi n°92-10 du 4 février 1992 ont donné naissance au référé précontractuel. Aux termes de ces directives, un tel recours doit pouvoir être entrepris par : « toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public […] et ayant été ou risquent d’être lésée par une violation alléguée ».

Les premières années, les juridictions françaises ont fait une application littérale de ces dispositions. La lésion du requérant étant appréciée au stade de la recevabilité de la requête, au regard de la notion d’intérêt à agir. Avec l’arrêt "Smirgeomes", le juge français évolue vers une approche plus concrète, en se penchant sur la portée du manquement. Il se place alors à un stade ultérieur de l’analyse, propre au contentieux administratif français, qui est celui de l’opérance du moyen soulevé. Concrètement, il faut désormais que le moyen soit, d’une part, bien fondé, c'est-à-dire que l’argumentation juridique et factuelle porte, et d’autre part, qu'il soit opérant, c’est-à-dire que le requérant démontre un intérêt lésé. Cet intérêt se mesure au regard du lien de causalité qui existe (ou non) entre le manquement invoqué et le motif d'exclusion de la procédure du candidat. Plus clairement, le manquement du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et mise en concurrence qui est invoqué par le requérant doit avoir effectivement privé celui-ci de la possibilité de remporter le marché. Sinon le manquement, aussi fondé soit-il, ne peut pas justifier l’annulation de la procédure. L’irrégularité est alors "platonique".

C'était une évolution car auparavant, la moindre irrégularité pouvait causer l’annulation d’une procédure de passation. Cette pratique qui avait entrainé un dévoiement du référé précontractuel, un acheteur pouvant voir sa consultation retoquée à cause d’une simple erreur de plume.    
 

Que s’est-il passé avec la décision "Société Clean Building" de mai 2020 ?

Guillaume Rossignol-Infante – Pour le comprendre, il faut se pencher sur les décisions de la CJUE "Fastweb" (CJUE, 4 juillet 2013, C-100/12) et "PFE" (CJUE, 5 avril 2016, C‑689/13), dans lesquelles est reconnue au bénéfice de soumissionnaires éléminés pour cause d’irrégularité de leur offre la possibilité faire valoir un intérêt légitime équivalent à l’exclusion de l’offre d’un autre candidat.

Dans "Fastweb", la CJUE juge qu’un opérateur, qui a vu sa proposition rejetée comme étant non conforme, peut néanmoins contester l’attribution du marché, si l’offre du candidat pressenti est également irrégulière pour les mêmes motifs qui ont conduit à son éviction.
Dans "PFE", la Cour élargit son raisonnement en admettant la possibilité pour un candidat ayant remis une offre irrégulière d’invoquer toute irrégularité, même différente qui affecterait l’offre de l’attributaire. L’identité parfaite des motifs d’irrégularité n’étant pas une condition de recevabilité du moyen. Cette ouverture est justifiée par la volonté de la Cour de garantir l’efficience des règles de droit de l’Union applicables aux marchés publics et aux concessions.

C'est cette jurisprudence que le Conseil d’Etat vient transposer dans sa décision "Société Clean Building", quand il juge que « la circonstance que l'offre du concurrent évincé, auteur du référé contractuel, soit irrégulière ne fait pas obstacle à ce qu'il puisse se prévaloir de l'irrégularité de l'offre de la société attributaire du contrat en litige ».
 

Qu'apporte la décision de la CJUE du 24 mars 2021 ?

Cette fois-ci, le moyen du requérant n’est plus tourné vers l’irrégularité de l’offre de l’attributaire, mais vers un manquement commis par l’acheteur public dans l’attribution du marché

Guillaume Rossignol-Infante – Au cours de ce contentieux, la question qui est dégagée était la suivante : un candidat qui a été écarté, en raison de l’irrégularité de son offre, peut-il soulever un moyen tiré de la violation du principe d’égalité dans l’appréciation des offres techniques ? Cette fois-ci, le moyen du requérant n’est plus tourné vers l’irrégularité de l’offre de l’attributaire, mais vers un manquement commis par l’acheteur public dans l’attribution du marché.

Et la CJUE répond par l’affirmative, élargissant ainsi de nouveau le recours au référé précontractuel. Elle juge en substance que le requérant ayant remis une offre irrégulière peut soulever tout moyen dès lors que ce moyen se rattache à la contestation de l’attribution du marché à un opérateur. Toute cette jurisprudence est fondée sur la notion d’ « intérêt légitime équivalent ». Quelle que soit l’irrégularité qu’il a commise, un candidat ayant présenté une offre irrégulière pourra toujours soulever des moyens relatifs à l’irrégularité de l’attribution du marché à son concurrent. Et cela que cette irrégularité résulte de l’offre même dudit concurrent, ou qu’elle résulte d’un manquement du pouvoir adjudicateur dans l’attribution du marché à ce concurrent, indépendamment du caractère irrégulier de l’offre de l’attributaire pressenti.

Ce faisant, la CJUE revient au fondement même des « directives recours », en se focalisant sur la violation des obligations de publicité et de mise en concurrence et sur l’effectivité de leur protection.
 

Est-ce la fin de la jurisprudence "Smirgeomes" ?

Guillaume Rossignol-Infante – La difficulté avec la décision du 24 mars dernier, c’est qu’il est difficile d’en connaître les limites, et notamment un passage suivant : « S’agissant des moyens qu’un soumissionnaire évincé peut soulever dans le cadre d’un tel recours, il convient d’observer que la directive 92/13 ne prévoit pas d’autre exigence que celle fixée à l’article 1er, paragraphe 1, de celle-ci, à savoir que ce soumissionnaire peut invoquer des moyens tirés de la violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles nationales transposant ce droit (..) Il en ressort que le soumissionnaire évincé est en droit de soulever tout moyen contre la décision d’admission d’un autre soumissionnaire, y compris ceux qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue ».

D’aucuns y ont vu la fin de la jurisprudence "Smirgeomes" et de la notion d’intérêt lésé, qui précisément limitent les moyens qu’un requérant peut utilement soulever. Je pense qu’il s’agit plutôt d’un assouplissement.
Les hypothèses dans lesquelles l’opérance des moyens soulevés par un candidat ayant remis une offre irrégulière seront élargies, à l’aune de cette notion d’intérêt légitime équivalent. Mais il n’en demeure pas moins que les candidats devront démontrer l’opérance de leurs moyens. La situation demeurera donc inchangée pour les candidats évincés ayant remis une offre régulière, par exemple.