Pragmatisme à tous les étages

  • 07/06/2019
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Saine opération de clarification pour certains ; prise de risques pour d'autres : le code de la commande publique a clairement une assise législative.  "Saine opération," parce qu’il est raisonnable que les règles d’engagement des deniers publics soient encadrées par le législateur. "Prise de risques", car l’on peut craindre que ce même  législateur ne se laisse, de temps à autre, embarquer dans des « lois de circonstances », plus promptes à répondre à des objectifs politico-médiatiques qu’à régler un point de droit, sur le long terme (n’oublions pas que la loi est en principe « générale et impersonnelle ».

Lois de circonstances et transgressions

Selon Laure Bédier, Directrice des affaires juridiques de Bercy, cette assise législative ne génère aucun risque. Bien au contraire, c'est un signe de vitalité : « Le droit de la commande publique est une matière vivante. Le code de la commande publique ne peut rester immuable ; il doit évoluer pour répondre aux problématiques des acheteurs et demeurer un outil au service de l’activité économique, de l’innovation, des préoccupations sociales et environnementales
Une loi de circonstances, on voit bien de quoi il s’agit. Le projet de loi tendant à restaurer Notre-Dame de Paris, dans un contexte d’émotion générale, pourrait organiser une dérogation (entre autres) aux règles fondamentales de la commande publique…Créer un régime d’exception en somme (lire : "L’émotion nationale, un nouveau critère ?"). Une réponse, certes, mais politique.
Du côté du juge, on sait prendre de la hauteur, sans s’alarmer outre mesure. Un membre du Conseil d’Etat, interrogé par Achatpublic.info, s’amuse de ces quelques inquiétudes. « Même lorsque le code était d’essence réglementaire, le législateur y ajoutait souvent des dispositions. Pas vraiment en catimini, mais sans que nos voisins du Palais Royal (le Conseil constitutionnel), ajoute-t-il un brin malicieux, ne s’émeuvent d’une éventuelle violation de la frontière tracée par les articles 34 et 37 de la Constitution". En clair, il faut parfois savoir être plus pragmatique que « juridique »... "Politique", en somme.

Les cinq piliers du pragmatisme

Un pragmatisme fondé sur l’impérieuse nécessité d’assurer tantôt la stabilité juridique, tantôt la sécurité des relations contractuelles, ou encore, justement, la préservation des deniers publics.
Pragmatique, assurément, le Conseil d’Etat sait parfois l’être. Ainsi, dans l’affaire dite de « l’hôtel de ville de La Teste-de-Buch » (CE 5 juillet 2017 Commune de La Teste-de-Buch, req. n° 401940) il juge que la commune a eu recours à une procédure de passation inappropriée pour passer son contrat de partenariat concernant son nouvel hôtel de ville (lire notre article : "La Teste-de-Buch : pas un projet complexe"). La délibération litigieuse est donc annulée… mais pas le marché ! Pas vraiment nouveau comme technique ; mais ce qui est autrement plus déstabilisant, c’est la justification alors donnée : la commune de La Teste-de-Buch avait fait valoir qu’en cas de résiliation, elle devrait verser à son cocontractant une indemnité de 29 millions d’euros. Une somme qui aurait très sensiblement affecté sa situation financière. Et un argument reçu par le juge !
Autre pilier du pragmatisme, à large amplitude, l’intérêt général (pour un exemple récent lire notre brève "L’absence de capacité financière n’empêchera pas les avions du SAMU de voler !").
Un pragmatisme aux facettes diverses, dont un esprit chagrin pourrait dire qu’elles permettent des jugements en opportunité…

Equilibre raisonnable

Mais au diable le pessimisme ! L’actualité montre aussi les bons côtés de ce pragmatisme, même protéiforme. Désormais, le législateur procède de plus en plus souvent par "coconstruction" et "expérimentation", quitte à faire appel à la bonne vieille méthode du « faisceau d’indices ». Par exemple, l'expérimentation de la nouvelle procédure tendant à favoriser les  marchés innovants  (Décret n° 2018-1225 du 24 décembre 2018 portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique, dit Décret de Noël") constitue bien une exception. Mais le gouvernement souhaite d’abord pousser les acheteurs publics à s’y lancer, avant une éventuelle intégration dans le code de la commande publique (Lire notre dépêche « Mettre en musique l’achat public innovant maintenant ! »).
Du côté du législateur, on sait aussi se retenir. Ainsi, la proposition de loi sénatoriale tendant à renforcer l’accès des TPE et PME (lire notre dépêche  "Pour un accès "effectif et direct" des PME à la commande publique : une nouvelle proposition de loi") à la commande publique est reportée  aux calendes grecques : l’étude en commission, et notamment les auditions des acheteurs et fournisseurs, ont montré que « malgré l’intention éminemment louable des auteurs de la proposition de loi", la mise en œuvre de ses quatre petites articles aurait eu soit aucun effets ; soit des effets contreproductifs, voire contraires aux objectifs qu’ils se fixaient (Lire notre dépêche "Accès des PME à la commande publique : pas de nouvelle proposition de loi… mais un groupe de travail ") .
Entre ce législateur, que l’on a pu considérer en décalage avec la réalité, et cet autre, empressé de répondre à la demande sociale, serait-on sur le point de trouver, enfin, un point d’équilibre raisonnable ?

Jean-Marc Joannès