Amendement "Intérêt général" : le juridique débordé par le politique

  • 15/10/2020
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"Toute classe qui aspire à la domination doit conquérir d'abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l'intérêt général"

Karl Marx


Le recours à la notion d’intérêt général pour permettre de passer des marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables, ce sera sans doute LE point de crispation parmi toutes les mesures de dérèglementation de la commande publique prises pour faire face à la crise économique. Le Rubicon est-il franchi ou bien « nécessité fait loi » ? La Direction des affaires juridiques de Bercy (DAJ) a bien tenté de calmer les esprits....
 

"Alarmistes" et "rassuristes"

Un amendement déposé dans le cadre de l’examen de la loi n° 2750 "ASAP" (pour "Accélération et Simplification de l’Action Publique") a donc été adopté par l’Assemblée nationale. Une mesure parmi d’autres, toutes dédiées à l’assouplissement du code de la commande publique. Elles doivent encore être soumises à la commission mixte paritaire, puis au vote des deux chambres.
La disposition qui "met le feu", c'est celle prévoyant de faciliter l’accès à la commande publique des entreprises en difficulté, de réserver une partie de l’exécution des marchés globaux aux PME et artisans. Mais qui dispose aussi que des marchés peuvent être passés sans publicité ni mise en concurrence préalables… si l'intérêt général le justifie. Rien de tel pour mettre le monde de la commande publique en ébullition ! Il se clive en deux camps, chacun avançant des arguments étayés.

D’un côté, on explique que désormais, l’achat public a acquis la maturité nécessaire et suffisante pour atteindre son objet principal : un achat «agile », économique… loin des outrances d’un respect inconditionnel d’une réglementation, lourde et complexe, figée dans le respect des procédures (relire " Passer d’un profil de juriste à un profil d’acheteur, pour quoi faire ?" et "Et si l’amendement "intérêt général" était d'abord l’aboutissement du long processus de maturité des acheteurs ?").
De l’autre côté, on s’inquiète des dérives, de décisions prises sous l’urgence, à des fins politiques ou de circonstance,  et bien loin des réalités de la pratique (relire "Seuils : Zapper le mécanisme de seuil au profit de la notion d’intérêt général ? Ça réagit !"). En quoi l’intérêt général n’est pas le propre de l’achat public ? Comment une notion aux contours aussi large pourrait-elle être inscrite dans un "mécanisme" juridique… N’est-ce pas en réalité autoriser, sous couvert d’urgence, le gré à gré  ? Une perspective qui alarme touts les organismes anti-coirruption (lire "Projet de Loi ASAP : «Un choix périlleux pour la sécurité juridique »")

Des débats plus qu’intéressants, qui montrent d’abord la vitalité de la commande publique. Mais ils se cristallisent. La Direction des affaires juridiques de Bercy a donc jugé nécessaire de se fendre de son explication de texte (lire "Critère d’intérêt général : « les explications » de la DAJ").
 

La loi ou le règlement … et alors ?

Selon la DAJ, les "alarmistes" n’ont rien compris à l’amendement : « Il ne s’agit pas, toutefois, de permettre aux acheteurs de décider eux-mêmes de déroger aux procédures en fonction de leur propre appréciation de l’intérêt général à un moment donné ».

Première remarque : si la loi n’est pas claire auprès des professionnels, et nécessite une "clarification", c’est en soi un problème… alarmant.
Deuxième remarque : mais que change l’explication de la DAJ ? Elle veut manifestement rassurer les acheteurs publics "alarmés" : l’amendement permet « de sécuriser juridiquement les évolutions réglementaires qui pourraient intervenir pour simplifier et accélérer la conclusion de certains marchés, notamment dans des secteurs confrontés à des difficultés économiques importantes ou constituant des vecteurs essentiels de la relance économique. [Il] vient donc ajouter le motif d’intérêt général parmi les hypothèses permettant au gouvernement d’intervenir. »

Si l’on en croit la DAJ, donc, le recours au critère d’intérêt général ne sera décidé que si le Gouvernement, sous contrôle du Conseil d’Etat, le décide : « la partie législative actuelle du code de la commande publique ne comporte pas la mention de l’intérêt général comme motif permettant de modifier les seuils par voie réglementaire. » Donc en gros, l'amendement permet " simplement" au gouvernement d'introduire la notion d'urgence. Une explication de nature à rassurer les "alarmés" ?
 

Retour au texte

Admettons qu’il ne s’agit que d’organiser une réécriture du code entre le Législateur et le Gouvernement. Mais revenons plutôt à cet "amendement poudrière". Si le texte est adopté en l’état, il faudra lire ainsi le nouvel article L. 2122-1 du CCP :
"L 'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables dans les cas fixés par décret en Conseil d'Etat lorsque en raison notamment de l'existence d'une première procédure infructueuse, d'une urgence particulière, de son objet ou de sa valeur estimée, le respect d'une telle procédure est inutile, impossible ou manifestement contraire aux intérêts de l'acheteur ou à un motif d’intérêt général".

Autrement dit, c’est bien le Gouvernement, et non le Parlement, qui va permettre de recourir à la notion d’intérêt général pour passer des marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables. Et les décrets modifiant à cette fin la partie réglementaire du Code de la commande seront visés par le Conseil d’Etat.
Mais quelles seront les "précisions" du Gouvernement ? Comment va-t-il définir ce qu’est l’intérêt général en quelques lignes, suffisamment précises et générales... "en même temps" ? Quels seront les motifs d’intérêt général qui seront considérés "suffisants" par le pouvoir réglementaire pour permettre de déroger aux règles de publicité et de mise en concurrence ?

Alors, rassurés ?


 
Jean-Marc Joannès