Confusion à tous les étages et choucroute pour tous

  • 29/10/2020
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« Entre l'intérêt national et l'abus de confiance, il y a une marge »
Michel Audiard - Le Président (1961) - Henri Verneuil


« La période est particulière…  c’est compliqué ». Jamais il n’aura été aussi facile de résumer en quelques mots ces mois marqués par l’inquiétude. Une bien maigre consolation ! Alors, ce que les acheteurs publics seraient en droit d’attendre, c’est un cadre. Pas forcément des certitudes, mais au moins une ligne… une certaine cohérence.
 

La relance par la transgression

Que penseront-ils alors de l’appel d’Alain Griset, Ministre délégué chargé des Petites et Moyennes Entreprises, qui, sur le site de la DAJ, déclare : « en dépassant nos rigidités, nous assumons une forme de transgression dans l’action publique telle qu’elle était conduite jusqu’ici (…) Ainsi j’invite chacun à être acteur de cette transgression raisonnée ».
Une transgression peut-elle être raisonnée ? Ah oui, bien sûr ! C’est en réalité un appel à la souplesse, à l’agilité… mais aussi aux contorsions et autres circonvolutions… Au risque de la luxation juridique  (relire "Une commande publique hyperlaxe ?") ?
Dépasser les rigidités… Comment faut-il alors appréhender cette nouvelle étape de l’affaire dite de "La tour Triangle ?" (relire "Concession : Anticor porte plainte pour favoritisme dans l’affaire de la Tour Triangle").
 

Anticor voit rouge

Malgré les sommes faramineuses en jeu, malgré les alertes de la Chambre régionale des comptes d’Île-de-France, rien ne bouge, regrette Anticor, alors que la ville de Paris a manifestement (et sciemment !) tourné le dos aux principes fondamentaux de la commande publique de transparence et d’égalité d’accès à la commande publique. Anticor a ainsi décidé de porter plainte auprès du Parquet national financier. Ce qui met en rogne, c’est que manifestement, les services de la ville n’auraient pas été écoutés : la mairie de Paris aurait pris une série de décisions, « contre l’avis de ses services » qui préconisaient, eux, d’appliquer le droit et de procéder par avenant plutôt que d’annuler la concession existante, dans des conditions douteuses.
 

L'enclume et le marteau

Ne pas écouter ses services… voilà qui fragile quelque peu l’argumentation des défendeurs d’une commande publique " libérée", ne serait-ce qu’en raison de la professionnalisation croissante des acheteurs publics (relire "Et si l’amendement "intérêt général" était d'abord l’aboutissement du long processus de maturité des acheteurs ?"). Certes… mais si ces acheteurs publics sont contournés  par le "politique (relire aussi "Amendement "Intérêt général" : le juridique débordé par le politique"), remisés au placard en tant qu’empêcheurs d’acheter en rond...
Décidemment, pas facile, le métier d’acheteur ! La Smacl relevait encore récemment : « L’enclume, c’est obligation de loyauté et la soumission au principe hiérarchique ; le marteau, c’est l'obligation de ne pas exécuter un ordre manifestement illégal, voire de le signaler  (relire "Devoir de probité : les agents publics toujours plus exemplaires !").
 

Flou et imprécisions

Chouchous de la "start-up Nation", même les jeunes pousses prometteuses, car « innovantes », n’y trouvent pas leur compte, alors que le marché d’innovation était quasiment taillé sur mesure pour eux : « Avant que l’acheteur fasse de l’achat innovant, encore faut-il qu’il soit au courant de l’innovation ». Le "hic", c’est que la définition même de l’innovation ne fait pas l’objet d’un consensus (Lire "Meet’Up Greentech 2020 : quand les start up parlent "marché d’innovation"").

Autre imprécision, sur un sujet ô combien sensible en cette période de soutien aux entreprises : le régime des acomptes. Arnaud Latrèche (lire "Versement d'acomptes aux titulaires de marchés publics : un droit qui ne l'est pas ? ") considère que le Gouvernement et sa Direction des affaires juridiques ne donnent pas une bonne lecture de l'article L. 2191-4 du code de la commande publique en expliquant que lorsque le marché public fait l'objet d'un contrat écrit, celui-ci doit prévoir le versement d'acomptes et en indiquer ses conditions, notamment la périodicité des versements ou des autres modalités de demandes d’acomptes. « On peinera à identifier le fondement juridique de cette obligation » s’étonne Arnaud Latrèche, pour qui l’'article L. 2191-4 consacre une obligation de paiement régulier d'acomptes dès lors que l'exécution des prestations a débuté :  « peu importe que le marché comporte ou non une clause en ce sens ».
 

Contradiction

A ces imprécisions s‘ajoutent des contractions. Une députée suggère que, compte tenu de l’importance de préserver entreprises et emploi, l'arrêt d'une activité économique et la situation de chômage doit bénéficier du régime de l'urgence impérieuse. Elle pense plus précisément à la destruction de bâtiments publics accueillant des activités économiques (lire "Pas de mécanisme « urgence impérieuse » pour faire face aux conséquences économiques de la destruction d’un bâtiment public").
Mais la réponse de la ministre de la Cohésion des territoires est, là, très "rigide" : « Le risque lié à l'interruption d'une activité économique et aux pertes d'emplois qui pourraient en résulter ainsi que la nécessité de préserver la vitalité économique des territoires ne suffisent pas, à eux seuls, à remplir les conditions de recours à la procédure de l'article R. 2122-1 du code de la commande publique. » La faute à l’Europe : « Une disposition législative ou réglementaire qui qualifierait toutes les situations de ce type d'urgence impérieuse pour déroger aux règles de publicité et de mise en concurrence préalable pour la passation des marchés publics placerait par ailleurs la France en situation de manquement à ses obligations de transposition du droit européen et ne protégerait pas les marchés publics ainsi passés contre le risque d'annulation »...

C’est à ne plus rien y comprendre... On pédale dans la choucroute….

 
Jean-Marc Joannes