
Jean-Jacques Rousseau
Il arrive parfois qu’un juge adopte une solution de manière à ce qu’en cassation, la juridiction suprême "fixe" définitivement une ligne jurisprudentielle. C’est peut être bien ce mécanisme qui sous-tend la décision du Tribunal de l’Union européenne du 10 février 2021 "Sophia groupe" (lire "Egalité des chances, lutte contre le harcèlement, bien-être au travail… les nouveaux critères des offres").
Libération
1- le pouvoir adjudicateur est juridiquement libre dans l’objet son acte d’achat ;
2- il peut donc décider d’affecter à son achat une valeur autre qu’économique.
Ce n’est pas jeter aux oubliettes les principes de définition préalable des besoins et de bonne gestion des deniers publics. C’est affirmer que tout en respectant ces deux principes, il est libre de définir "politiquement", au sens noble de terme, la nature du besoin qu’il estime devoir satisfaire : les moyens deviennet aussi l'objectif. C’est aussi tourner en boucle le principe jurisprudentiel selon lequel les critères d’attribution doivent rester en lien avec l’objet du marché.
Avec un risque contentieux minimum selon le TUE, qui rappelle que si le pouvoir adjudicateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix des critères d’attribution, l’office du juge se limite à la vérification du respect des règles de procédure et de motivation, de l’exactitude matérielle des faits, ainsi que de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation et de détournement de pouvoir. Et donc, en l’espèce, le juge ne pouvait qu’apprécier "techniquement' le recours à des critères tournés vers la diversité et l’égalité des chances, la lutte contre le harcèlement, l’inclusion de personnes en situation de handicap, et le bien-être au travail.
Le message : "le pouvoir adjudicateur peut utiliser tous les critères qu’il souhaite, s’il le fait correctement ".
Poussées contraires
Si cela frotte encore, ce n'est passur le principe d’insertion de critères RSE, mais sur la « faisabilité ». On relira avec intérêt l’interview de Matthieu Belayer ("Il ne faut pas que la mise en place d’une clause environnementale devienne un « casse-tête » pour l’acheteur "). Le chargé de mission de la dynamique « Achats publics durables » au Reséco s’interroge : « Est-il pertinent d’imposer une clause environnementale dans des marchés publics qui ne s’y prêtent pas toujours ? »
Dans la même veine, et à propos de l’obligation d’insertion d’une clause environnementale dans les marchés (une des propositions issues de la Convention citoyenne pour le climat), Jacques Fourier de Laurrière est circonspect : « Sur une gamme très large de marchés, cela va être difficile de trouver un critère environnemental. Il ne suffit pas de déclarer obligatoire un critère : il faut être en mesure de le définir ! » (relire "Une clause environnementale obligatoire ? C’est risqué, de vouloir inscrire une pétition de principe dans le code ! ")
Imposer un critère environnemental, cela pourrait complexifier le travail des donneurs d’ordre comme des entreprises. Et pourtant, il semble bien que le "Gouvernement-législateur-citoyen-de-la conventionClimat", dans le cadre du projet de loi "Climat et résilience", ne s’attarde pas sur ces considérations de terrain, en imposant, en l’état du texte, qu’au moins un des critères de sélection prenne en compte «les caractéristiques environnementales de l’offre » (relire "Projet de loi Climat et résilience : et donc, la fin du critère unique du prix") .
Parmi les arguments s'opposant à l’extension sans limite des clauses RSE, l'un pourrait prospérer : l’acheteur ne peut être juge de la politique de l’entreprise. Sous-entendu, une telle appréciation serait contraire à la règle de critères d’attribution objectifs, précis et liés à l’objet du marché public ou à ses conditions d'exécution.
Le risque d’aller trop loin... ou pas assez
Samuel Dyens a ce qu’on appelle une opinion "balancée": il relève d'une part que les collectivités publiques, et notamment les services achats, ne sont pas nécessairement au fait des enjeux de neutralité des salariés de leurs (futurs) prestataires. Il rappelle d'autre part que si le législateur entend étendre le régime applicable aux agents aux prestataires des marchés publics, il faut garder en tête que « L’agent public n’a pas à être un promoteur de la laïcité ; il a l’obligation de respecter la neutralité ». L’avocat s’interroge aussi : « un marché public donne les moyens à l’administration d’exercer ses missions. Est-ce suffisant pour considérer, par principe, que l’opérateur participe à un service public ? » (lire "Vers une neutralité politique et religieuse à l’égard des salariés du titulaire d’un marché public ?").
Enfin, il faudra voir ce qu'en fera le juge. Puisque l’on parle d’égalité femmes hommes dans l’affaire "Sophia groupe", on ne peut que constater une certaine frilosité du juge, en tout cas national, qui s’abrite et protège les entreprises au nom du "secret des affaires" (relire "Exclusion d'une candidature et name & shame : on y est pas encore !" et "L’égalité homme femme, un nouveau chantier pour la commande publique").
Vertige et équilibre
Mais les acheteurs pourraient ne pas être les seuls à éprouver les vertiges d'une liberté sans limite des critères RSE. Car l'inévitable contrepartie, ou effet boomerang, c’est que cela légitime fortement par là-même l’immixtion du pouvoir adjudicateur dans le mode de fonctionnement des entreprises.
A nouveau, il y a un équilibre à trouver….