Achat public local : le grand méli-mélo

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«Les passions populaires peuvent prévaloir sur la raison politique.
Même des tensions mineures pourraient aboutir à une "véritable explosion"
»
Carl Von Clausewitz
 
 
La crise des agriculteurs, c’est d’abord une tension politique, avec ses bordées de déclarations, d’images fortes, de prises de position et d’annonces à la volée. Le tout abondamment relayé par les médias. Dans cette affaire, les acheteurs publics en prennent un peu pour leur grade. Peut-être est-il nécessaire de poser les choses…

Image forte : celle d’agriculteurs français interceptant un camion rempli de poulets congelés ukrainiens, destinés à une entreprise française.
Annonce à la volée : celle de Gabriel Attal, devant une meule de foin, déclarant « Il faut dire à tous les Français qui le peuvent de toujours acheter français bien sûr ; il faut aussi dire à tous les responsables de la commande publique de se joindre à cet effort » (relire "Agriculture, achat local et souveraineté : quelques réflexions pour un week-end").
 

Crispations et inventaire à la Prévert

On a là deux faits qui, "en même temps", révèlent et expliquent d’inutiles crispations. L’un, par son intensité, fait oublier une évidence : l’achat public ne répond pas aux mêmes règles que l’achat "privé". L’autre, vue l’urgence, laisse à espérer que le Premier ministre n’a simplement pas eu le temps d’ajouter, dans la foulée de sa demande d’achat local aux acheteurs publics : "bien sûr, dans le respect du Code de la commande publique et des grands principes qui l’irriguent" (précision pas facile à placer, dans le contexte, reconnaissons le…).
Après un week-end de débats, de diatribes, d’analyses, de bons mots et de slogans politiques, on ressort un peu étouffé. Notions et concepts se mélangent en un indigeste rata : "Clause miroir," "Achat local", "Exception alimentaire", "Simplification","Surtransposition", "Concurrence", "Injonctions contradictoires", "Normes et simplification", "Accès à la commande publique", "Souveraineté"... L'analyse en "nuage de mots" conduit à l'alerte météo!
Indigeste, on vous dit ! Tentons de remettre de l’ordre. (En plus, c'est tendance...)
 

Concurrence et préférence européenne : quelle réalité ?

La concurrence doit s’apprécier au regard d’un périmètre déterminé. L’Europe protège-t-elle de la concurrence des Etats tiers... comme l'Ukraine ? En tout cas, elle semble s’y employer un plus, ces temps-ci ; autant au regard de l’IMPI que de l’annonce de "clauses miroirs" par Gabriel Attal (relire aussi "Clauses miroirs : « au cas par cas »" - "Réciprocité : la DAJ publie une fiche technique sur l'exclusion des offres de pays tiers" - Consulter notre dossier "Instrument relatif aux marchés publics internationaux (IMPI)".
Et puis, si l'on en croit la Cour des comptes européenne, la libre concurrence européenne, c'est en réalité plus un affichage qu'une réussite (Commande publique européenne : la concurrence en régression. "Mais que fait la Commission ?"). 
 

Achat local : la bonne équation

Cela fait longtemps, et au moins depuis la publication de la loi Climat et résilience, que l’on a compris que le choix de critères bien sentis permet, en résultat (et non comme objectif !) un achat local. Ce qui relevait autrefois des "trucs et astuces" est désormais admis, même très récemment par la Cour des comptes (lire "La commande publique : un levier pour dynamiser l’achat de denrées locales ").
Alors, si complexité il y a dans l'achat public, c'est peut être bien désormais dans la manipulation des critères "bien sentis"... aussi bien pour les définir en cohérence (côté acheteur), que pour les comprendre ( côté fournisseur).

Désormais aussi, l'objectif est de lutter contre les fausses évidences : « Faire de l’achat en "circuit-court" n’est pas synonyme d’achat de proximité » et « L’acheteur public doit s’intéresser en priorité à la qualité des produits, car l’essentiel des émissions de GES dans ce secteur ne proviennent pas du transport des marchandises, mais résultent du mode de production » (lire "Achat durable et restauration collective : les conseils du Guichet vert IDF").
 

Local ou localisme ? 

Entre Achat local et Localisme, il y a un aussi sujet de débat majeur, bien analysé Franck Barrailler : « la volonté d’acheter "français" (…) par les hommes politiques nationaux (…) s’est transformée en localisme, c’est-à-dire en promotion de l’achat public local, sans que cette notion ne soit explicitée ni définie dans la pratique de la commande publique » ("[Tribune] Le localisme dans la commande publique : entre rêves et réalité").

Surtout, il faudrait pouvoir s’assurer de la réalité des faits. Est-on certain que la commande publique n’est pas, déjà et principalement, locale ? « La plupart des titulaires d’un marché public ou d’une concession proviennent du territoire du pouvoir adjudicateur ou d’un département voisin » constatait dans nos colonnes le professeur Pierre-Henri Morand ; le professeur Laurent Richer assurant de son côté qu’il n’existe pas de définition juridique de l’achat local : il est difficile voire irréalisable de s’entendre sur le périmètre géographique à partir duquel l’achat est local : « C’est une conception subjective ».
(relire "Achat local et commande publique : entre préjugés et idées reçues ").
 

L'exception alimentaire, un jour de retour ?

Reste en suspens la question de l’exception alimentaire, qui permettrait d’exclure des règles de la commande publique l’achat de denrées alimentaires. La crise actuelle, qui s'étend au-delà de l'hexagone, pourrait faire revenir cette demande sur l’établi européen (relire "[Tribune] Restauration collective : et si on sortait les achats alimentaires bio et durables du code de la commande publique ?" - "« Exception alimentaire » : davantage de souplesse demandée… mais pas une sortie du CCP", mais aussi…"Exception alimentaire : l’avenir incertain du règlement européen sur les systèmes alimentaires durables").
Dans son discours de politique générale, le 30 janvier 2024, le Premier ministre fait une nouvelle annonce : « Je souhaite que l'objectif de souveraineté alimentaire soit clairement inscrit dans la loi ». A suivre !

L’idée, pour l'association France Urbaine, ce serait d’éviter les mots qui fâchent. Et plutôt que de demander de s’écarter du cadre européen de la commande publique, mettre en valeur les dérogations qui existent déjà... tout en arguant d’une double nécessité, partagée par tous les Etats membres : la souveraineté alimentaire et la résilience des territoires.
L'association France urbaine est à la manoeuvre ! Elle propose une procédure "dérogatoire" permettant de recourir à des motifs d’intérêt général territorialisés s'appuyant sur les projets alimentaires territoriaux (PAT). Elle permettrait un « libre choix de la procédure pour 50% des volumes d’achats annuels de denrées en euros hors taxes » (lire "Achat public de denrées alimentaires : France Urbaine propose de "rétablir l'équilibre").
 

Simplification : à chacun sa part !

La simplification, et son "urgence" proclamée, ce n’est pas nouveau. Elle est régulièrement affichée par les gouvernements (on se souvient des "chocs de simplification", maintes fois annoncés). Bruno Le Maire s'est donc lancé à son tour (relire "Simplification et protection s’invitent dans les vœux de Bercy" - "Plus simple ; moins de démat ; plus d’accompagnement : «l’appel des entrepreneurs»" et "Simplification : les 80 propositions de la CPME").

La nouveauté, ces temps-cis, c'est que les agriculteurs reprennent le concept de "surtransposition". Là, le lien peut être fait avec les acheteurs publics. Un exemple "sensible" ? Les formulaires E-Forms : une réglementation européenne complexe dont la mise à jour entraîne des blocages. Notons qu'elle affecte les éditeurs privés et public qui doivent la comprendre et réagir en toute urgence... tout en respectant le cadre légal.
Un autre exemple : le blocage français face à la procédure négociée : les freins sont d'abord issus du droit franco-français ! (lire "[Interview] Recours à la procédure avec négociation : une interprétation en décalage avec la Directive ?").

Cette question de la surtransposition rappelle aussi l’échange entre la Cour des comptes européenne et la Commission : l’une dénonce l’échec de la réglementation européenne, qui, in fine, ne favorise pas une saine concurrence ; l'autre reconnaît les difficultés… tout en pointant d’un coté les Etats qui surtransposent et, de l’autre, les acheteurs publics qui complexifient eux-mêmes leur appels d’offres pour se protéger (relire "Commande publique européenne : la concurrence en régression. "Mais que fait la Commission ?" et "Concurrence en berne : la Commission répond à la Cour des comptes").


Bon, finalement, tout cela n’est peut-être qu’une question de "Legal Design", que Me Sophie Lapisardi ne cesse de vouloir instiller dans toutes les procédures : adaptez-vous à vos interlocuteurs ! (revoir "achatpublic invite… Sophie Lapisardi : « Simplifier n’entraine pas de risque juridique… au contraire ! »").
Un message qui vaut à tous les niveaux, autant pour les acheteurs publics que pour le législateur, au sens large du terme.

Garder la tête froide ; dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit... c’est si compliqué de répondre simplement à cette condition de la confiance ?